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Domaine étranger Le métier de vivre

avril 2023 | Le Matricule des Anges n°242 | par Thierry Cecille

Peut-on être à la fois un conteur poète et un prophète modeste ? Erri De Luca nous en fait la démonstration en plus de mille pages.

Itinéraires - Œuvres choisies

Mon fils, il s’agit purement et simplement de mots, mis à la file comme les fourmis. Leur tanière est le vocabulaire. Ils peuvent transporter une charge supérieure à leur poids. / Tel est le prodige qui touche ceux qui lisent les livres des littératures. Ils voient que les mots peuvent tout décrire. (…) Les mots, mon fils, n’inventent pas la réalité, qui existe de toute façon. Ils donnent à la réalité la lucidité soudaine qui lui retire son opacité naturelle et ainsi la révèle. » Ainsi parle Erri De Luca dans un mystérieux et émouvant dialogue (Le Tour de l’oie, 2018) avec le fils qu’il n’a pas eu mais qu’il imagine, fabrique, comme dans « un livre où un vieil homme s’invente un fils », Geppetto et Pinocchio bien sûr. Il y effectue une sorte de traversée de son existence, de retour amont, vers son enfance napolitaine, sa jeunesse d’abord révolutionnaire puis prolétaire, et sa venue à l’écriture, qui finit par constituer l’essentiel de son existence. Mais il tient à préciser, avec humour et modestie, qu’écrire, pour lui, « ce n’est pas un métier », c’est bien plutôt son « divertissement préféré ».
Ce sont bien de semblables « itinéraires » toujours recommencés, des années d’enfance au seuil de la vieillesse (Erri De Luca est né en 1950), que nous proposent les mille pages de cette nouvelle collection Quarto, consacrée aux voix contemporaines (notons que c’est Christian Bobin qui l’a en quelque sorte inaugurée, peu avant de disparaître…). La première page indique « édition de l’auteur » et une très courte préface présente ainsi sa visée : « Ce livre est différent de tous les autres. Non par sa taille imposante, mais par son intention. Il veut être un portrait. (…) Ce livre est-il une arrivée ? S’il l’était, je devrais reconnaître un parcours. Au contraire, j’ai avancé en zigzag, me cognant dans le labyrinthe des miroirs d’une fête foraine à la recherche de la sortie ». Nous y trouvons donc quinze œuvres, se succédant chronologiquement de Pas ici, pas maintenant (publié en 1989 et traduit pour la première fois chez Verdier en 1992 sous le titre Une fois, un jour) à la version théâtrale du récit Le Tort du soldat écrite en 2021. Erri De Luca précise : « Aux éditions déjà parues en français, j’ai voulu ajouter des inédits, publiés seulement en italien. Il s’agit de pièces de théâtre et de textes sur Naples ». Il reconnaît également sa dette envers Danièle Valin qui fut dès le début et demeure la traductrice de l’ensemble de toutes ces œuvres.
Sans doute cette fidélité est-elle à l’origine de ce qui, quels que soient le genre pratiqué et le thème abordé, unit, réunit, accorde toutes ces pages : la voix d’Erri De Luca. Il n’est pas aisé de la décrire (et d’ailleurs il semble que lui-même nulle part ne s’y risque…). Le lexique est limité, mesuré, la phrase savamment composée est souvent, elle aussi, comme tenue, contenue. C’est surtout le recours fréquent aux images, aux métaphores, qui colore la vision, l’élargit vers d’autres dimensions que la réalité alors évoquée. Souvent lyrique, sa parole peut aussi se faire parfois aphoristique, voire oraculaire – prophétique ? Peut-être est-il judicieux de préciser que depuis des années Erri De Luca commence sa journée, à l’aube, par le déchiffrement de l’hébreu de la Bible…
La préoccupation de la langue, du rapport aux mots, du choix des meilleurs vocables pour s’exprimer fut certainement une de ses premières interrogations vitales. Nous découvrons ainsi, dans Pas ici, pas maintenant, les difficultés d’un enfant qui bégaie, dont la bouche retient les mots, hésite à les dire tout entiers, comme s’il y avait là quelque danger. Il craint la « bousculade des mots » et la mère s’en agace, le rudoie parfois. Par ailleurs l’enfant puis l’adolescent doit se confronter, en même temps, au dialecte napolitain et à l’italien : ce sont, semble-t-il, davantage des langues rivales que des langues sœurs. Chacune d’elles traduit et compose un monde singulier, habité par des hommes différents, aux forces et faiblesses, aux luttes et aux rêves dissemblables. Pour le « peuple dense », baignant dans une « viscosité générale incontournable », le dialecte est « une langue d’asphyxiés, brève pour user moins d’air ». L’italien, lui, prend ses aises, comme les bourgeois qui le parlent, sûrs de leurs phrases comme de leur bon droit, « une langue paisible, qui reste sagement dans les lèvres ». Mais l’affrontement du napolitain et de l’italien n’est qu’un des nombreux combats qui animent Naples. La ville est bien entendu dans nombre de ces pages un personnage à part entière, familière et terrible, miséreuse et baroque. Morsure de nouvelle lune, curieuse pièce chorale, nous plonge dans Naples occupée par les Allemands, bombardée par les Alliés, que ses habitants veulent libérer avant que les Américans ne l’investissent à leur tour. Dans Montedidio, c’est la Naples des années 60 que décrit le narrateur, jeune apprenti chez un menuisier. Dans ces quartiers populaires, où des bassi s’ouvrent impudiquement sur les ruelles labyrinthiques, règne une pauvreté digne et résistante. Pour ces catholiques parfois fanatiques, un féroce appétit de vivre ne s’embarrasse pas toujours d’une morale trop stricte : « Quand c’est du vice, c’est pas un péché »  !

« – pour qui écris-tu ? – pour les personnes qui me sont chères, certaines déjà mortes, j’écris devant elles, je traduis en histoires mon affection et ma peine ».

S’il y retourna, une fois adulte, c’était comme un « Napolide » (titre d’un des textes inédits), c’est-à-dire un « apatride de Naples » car il avait en effet, à 18 ans, décidé de quitter cette ville, et sa famille. Il arriva à Rome en 1968 et vécut dès lors, pendant dix ans, les « années de cuivre, des fils qui conduisaient le courant électrique des luttes sociales ». Dans l’elliptique et superbe Acide, arc-en-ciel, il affronte et nous confronte à ces temps de lutte et de violence, dont il ne renie rien mais qu’il regarde avec lucidité, jusque dans ses excès. On ne peut savoir ce qu’il y a au juste d’autobiographique dans certains aveux : « J’ai tué des hommes, un et puis un autre (…). J’ai accompli des actes qui m’appartiennent entièrement (…). J’ai cru établir une autre justice ». Après un passage dans la clandestinité (les indices en sont disséminés çà et là, discrets), vinrent pour lui les « métiers de la fatigue ». Erri De Luca, durant de nombreuses années, travailla en usine et sur des chantiers, en France en particulier. De là son attention envers les gestes du travailleur, de l’artisan, par exemple la précision méticuleuse dont il use pour décrire, dans Montedidio, la délicatesse du cordonnier – juif rescapé des camps – qui répare les chaussures des pauvres qui les lui confient. Dans le bâtiment c’est du « travail dorsal » qu’il fait l’expérience : « Au lit le soir, je sens dans mes côtes les quintaux qui sont passés sur mon dos. Les mains ne souffrent pas dans le travail, mais une échine restée courbée ou bien sous le poids de la charge toute la journée n’est plus qu’un faisceau de nerfs endoloris ».
Ce n’est donc qu’une fois la cinquantaine venue qu’il commence à écrire, se retournant sur son passé ou inventant des fictions. Les plus belles pages sont peut-être celles dans lesquelles il redonne vie aux figures de son père et de sa mère. Il retrace leurs années difficiles de l’immédiat après-guerre, nous fait entendre parfois la sagesse du père : « Si tu es capable de vivre sans attente, tu verras des choses que les autres ne voient pas ». Ce père, peu à peu, devient aveugle – et c’est la mère qui lui lit le premier livre publié du fils. La mère vient ensuite finir sa vie à ses côtés et quand elle meurt, il disperse ses cendres : « J’ai eu les mains les plus vides de ma vie » écrit-il alors. Il ne faut donc pas s’étonner si les récits qui constituent Grandeur nature, ce dernier livre publié en même temps que le Quarto, racontent « des histoires extrêmes de parents et d’enfants », la sienne, de nouveau, mais aussi celle d’Abraham et Isaac ou celle de Janusz Korczac et ses orphelins du ghetto de Varsovie : « Il a agi en père même s’il ne l’était pas. Dans les abîmes de l’inhumain, le simple être humain éblouit comme la rafale d’un éclair ». Demain encore sans doute, après s’être nourri de quelques versets bibliques, Erri De Luca tracera-t-il de nouvelles lignes, de nouveaux itinéraires : « Pendant que j’écris, je murmure, je récite à voix basse ce que la feuille reçoit : je parle à un petit cercle de personnes que je sens autour de moi, qui surveillent mes phrases. À la question : – pour qui écris-tu ? – je sais répondre : pour les personnes qui me sont chères, certaines déjà mortes, j’écris devant elles, je traduis en histoires mon affection et ma peine ».

Thierry Cecille

Erri De Luca
Itinéraires. Œuvres choisies
Traduit de l’italien par Danièle Valin
Gallimard Quarto, 1015 pages, 26
et Grandeur nature
Traduit de l’italien par Danièle Valin,
Gallimard, 169 pages, 18

Le métier de vivre Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°242 , avril 2023.
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