L’art contemporain n’en finit pas d’interroger et c’est tant mieux. La littérature espagnole exploite ces questionnements jusqu’à en faire un genre littéraire particulier. Le thème de la disparition y devient récurrent. Avec Tentative d’évasion (Seuil, 2015), Miguel Ángel Hernández enquêtait sur la volatilisation d’un jeune émigré qu’un plasticien conceptuel avait enfermé dans une cage. D’un être humain à une sculpture de trente-huit tonnes, il n’y a qu’un pas que l’actualité et Juan Tallón ont pu franchir.
Janvier 2006, la nouvelle directrice du musée Reina Sofía de Madrid découvre qu’Equal-Parallel/Guernica-Bengazi, une sculpture en acier du Nord-Américain Richard Serra a disparu. Cette structure composée de deux carrés et deux rectangles de couleur rouille, conçue pour ce lieu, y avait été exposée à partir de 1986. En 1990, elle en fut retirée, entreposée dans un lieu éloigné. À noter que le déplacement des divers éléments nécessite grues, vérins spéciaux et camions à plusieurs essieux.
À travers les soixante-dix témoignages fictionnels inventés par l’auteur, de personnes bien réelles ayant côtoyé de près ou de loin l’œuvre, Juan Tallón agence une mosaïque, un opéra, une polyphonie qui révèlent les états d’âme des dirigeants du musée, des cercles politiques et artistiques, galeristes, critiques d’art, journalistes, des milieux judiciaires et policiers, du sculpteur lui-même, de l’architecte Jean Nouvel, auteur de l’agrandissement du Reina Sofía et de petites mains, gardiens du musée, taxiteurs, ouvriers et même gitans suspectés d’avoir découpé l’œuvre pour la fondre. L’éditrice du livre s’y exprime, ainsi que l’auteur qui explique ses difficultés à rassembler des documents que la justice accapare. Le tout sur plus de trois cents pages, sacrée gageure ! Chaque protagoniste y va de sa petite histoire, dévoilant ses tics, aspirations, bévues, désillusions… Le travail de Richard Serra est ici superbement surligné par cette construction et une écriture vive, plastique qui solarise une œuvre pouvant être jugée austère et l’irradie vers des tas de domaines… De l’art total ?
La sculpture, personnage central, surprend à la fois par sa matérialité et son invisibilité. Elle en devient aussi métabolique, se réduit, s’expanse, que métaphysique. Une œuvre d’art véritablement urbi et orbi. Mur de l’horreur, de la honte et éclatement dans le temps et l’espace, elle qui était censée mettre en parallèle le bombardement-massacre de Guernica et celui de Benghazi (Libye) décidé par Ronald Reagan, tuant des dizaines de civils en 1986.
Richard Serra, d’abord ouvrier notamment dans des aciéries, a pratiqué l’art comme le faisaient les artistes de la Renaissance, en y associant toute une équipe. Ici, l’accent est mis sur la gigantesque entreprise que génère son travail. Si l’artiste assume et suit sa création du début jusqu’à son terme, il est tributaire d’ouvriers, de transporteurs, d’institutions politiques et artistiques, de critiques d’art, de gardiens de musée et de visiteurs… Tout cela en fait une œuvre authentiquement collective. Ajoutons le fait qu’une œuvre échappe aussi à ses créateurs, ici, au propre comme au figuré. Juan Tallón formé à la philosophie est journaliste, écrivain s’exprimant en galicien et en espagnol. « Basiquement, voir c’est penser, et penser c’est voir. Avec un langage spécifique chaque fois, mais cela semble être la fonction de l’art : changer, changer le sens, changer le sens grâce à la perception, et non grâce à la beauté. » : propos attribués au sculpteur en 2002. Quant a l’œuvre initiale, elle n’a encore jamais réémergé ! Reproduite. Clonée ?
Dominique Aussenac
Chef-d’œuvre
Juan Tallón
Traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet
Le Bruit du monde, 338 pages, 23 €
Domaine étranger Kolossal escamotage
mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243
| par
Dominique Aussenac
Juan Tallón enquête sur la disparition d’une œuvre d’art monumentale. Quand métalittérature et questionnement sur l’abstraction s’enlacent.
Un livre
Kolossal escamotage
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°243
, mai 2023.