Dix ans qu’Yves di Manno n’avait pas publié de poèmes. Lui qui a « longtemps cherché dans / le poème l’ombre / d’une mémoire plus vaste / que la (s)ienne » avait sans doute besoin de retrouver un espace d’écriture, des raisons d’explorer à nouveau la nature du réel. Et il semble avoir découvert dans la couleur, l’encre, l’estampe, la photographie, la source d’une « poésie peinte » augurant peut-être d’un « temps sans desseins – abolissant / essence & sens – signes destins ? »
En tout cas Lavis, le titre de son nouveau livre, renvoie explicitement à un univers pictural, le lavis désignant une manière de colorier ou d’ombrer un dessin au pinceau en délayant l’encre ou les couleurs dans l’eau. Mais il s’entend aussi, ce titre, « la vie » (ou comme une façon de donner son avis sur la vie). Les pièces très diverses qu’il réunit – mais de cet épars naît une structure, une façon d’habiter le monde – relèvent de l’exploration patiente, obstinée d’une façon d’écrire qui est chère à l’auteur. Elle consiste à partir d’un matériau extérieur – élément visuel ou texte d’un autre – qu’il s’agit de s’approprier en le travaillant à sa guise, le minant de l’intérieur, le menuisant sur son propre établi, le reconfigurant selon les lois d’une sorte d’inspiration impersonnelle. Afin, peut-être, d’atteindre à travers elle, la face cachée du matériau-source ou d’en découvrir quelque(s) présence(s) latente(s). Il faudrait pouvoir parler ici d’une écriture précédée, s’engendrant à travers le texte d’un autre. Comme dans les « variations sur un thème de Russel Greenan », un écrivain américain de roman noir, ou comme dans l’« hommage à Spicer », l’auteur d’une des œuvres les plus énigmatiques de la poésie nord-américaine du siècle passé, celle d’un poète qui prétendait n’être pas l’auteur de ce qu’il écrivait, le texte lui étant dicté de l’Extérieur. Une façon d’écrire que l’on retrouve encore dans « poème à tort », un texte composé à partir de mots prélevés – sans ajouts ni modifications – dans un ouvrage de Nicolas Pesquès, et donc rédigé dans une sorte de langue impersonnelle puisqu’écrit par personne.
Et puis il y a les textes inspirés par des peintres, Jacques Scanreigh, Philippe Hélénon et surtout Mathias Pérez dont les peintures morcelées sont à l’origine de « terre sienne ». Une suite de poèmes scandant une avancée titubante au sein d’un paysage en pleine mue, océan de terre et d’herbe, de couleurs qui suintent, de chairs qui s’infectent. « Ces mots, ces voix // ces plaies plus que ces plaintes / sillonnant à leur tour // le pré comme une page // l’encre comme / un présage // ces vers comme du sang ».
Dans un registre plus intime, « une série monotype » témoigne d’une recherche d’osmose entre texte et image, des photographies de nu, des autoportraits signés Anne Calas. « Sa main caresse encore / le linge, la fente // d’une toile défaite // le bleu des tissus dont elle / se vêt se dévêt sans // contours appareillant // vers une chambre plus / étroite, lavant // la suie, la soie des nuits ».
Ce n’est pas le sens qui cherche d’abord à se transmettre dans la langue du poème, mais l’ombre projetée sur les mots du réel, de la matière du monde dans ce qu’elle peut avoir de beau ou de barbare. Chaque mot doit en être le reflet, ce qui implique un lent travail d’orfèvre, qui passe par la réinvention constante d’une syntaxe, d’un rythme, d’une scansion, et par l’utilisation d’un langage réduit à l’essentiel. D’où des poèmes courts, tendant à l’estampe ou à la vignette, fruits d’un travail quasi plastique autour de la composition spatiale et de la mise en page du poème. Pour chacun d’entre eux, il s’agit de trouver la forme juste, ce qui explique la grande diversité de réponses au plan des strophes et de la découpe du texte. Cette façon de mettre l’accent sur la prosodie visuelle, sur la dimension matérielle du poème, participe de l’irradiation et de l’étrange magie qui se dégagent parfois de ces textes comme en transit vers l’invisible d’un mystère ou d’une présence. Ceux d’un poète qui sait leur illusoire pérennité et s’interroge, dans un dernier poème : « Qu’avons-nous fait ? / ajouté // des ombres et des / livres au monde // à vrai dire / ajouté pas même // – ôté du silence au silence (…) – ôté des phrases / aux phrases qui // nous suffoquaient – / rien à vrai dire // que d’inutile / et d’inhumain – // à vrai dire rien ». Un rien, avons-nous envie d’ajouter, qui tient quand même de la dédicace aux ombres, et qu’on peut lire comme une ontologie brute, à la mesure et à l’image de nos dérisions.
Richard Blin
Lavis
Yves di Manno
Flammarion, 156 pages, 17 €
Poésie Consonances sans accords
mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243
| par
Richard Blin
Saisir des seuils d’avènements, capter l’ombre de ce qui est, Yves di Manno donne corps, dans ses derniers poèmes, à la voix tue du réel.
Un livre
Consonances sans accords
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°243
, mai 2023.