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Arts et lettres Traits sur la ville

juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244 | par Gilles Magniont

Récit du premier festival du dessin d’Arles, où se sont croisés expositions, rencontres, spectacles et films. De quoi déployer généreusement tous les langages des dessinateurs, et mettre leurs figures à notre portée.

On ne s’en aperçoit que peu à peu, au fil des expositions : les visiteurs regardent les dessins de très près, ne tournent pas autour avec déférence, ne se tiennent pas à distance respectueuse. Bien au contraire, les voilà qui quasiment collent leur nez aux œuvres exposées, froncent le sourcil, ajustent leurs lunettes et puis montrent du doigt un détail à leur voisin, comme lorsqu’il s’agit de parcourir les planches de Sempé. C’est peut-être qu’ici les répliques sont parfois en lettres minuscules ; que les surveillants se font très discrets ; ou, plus essentiellement, que le dessin constitue bien, selon les mots de Frédéric Pajak, « ce langage qui nous rassemble », un art foncièrement humain avec lequel nos liens sont de proximité.
Pendant presque un mois, du 22 avril au 14 mai, s’est donc tenue la première édition du Festival du dessin d’Arles, singulier par son objet – aucune manifestation entièrement consacrée au dessin dans le Vieux Continent, et on soupçonne qu’il n’en existe pas davantage dans de plus lointaines contrées –, comme par le parcours de son directeur artistique, le désormais consacré Frédéric Pajak*. Le temps semble loin où celui-ci créait avec Vera Michalski (aujourd’hui présidente du festival) ces Cahiers dessinés qu’il démarchait « dans le désert », c’est-à-dire auprès des libraires. Vingt et un ans et 150 monographies plus tard, le dessin ne fait plus figure de parent pauvre : Les Cahiers dessinés lui ont peut-être donné ses lettres de noblesse éditoriale, quand le marché et les collectionneurs se sont penchés sur des créations qu’il est encore envisageable d’acquérir. Après plusieurs expositions (notamment celle qu’il organisa avec succès à Paris pour la Halle Saint-Pierre, en 2015), Pajak peut donc sortir ses trésors des cartons et des livres, et donner à voir les originaux dans cette cité où il réside depuis six ans : Arles où l’« on s’assassine moins qu’avant », Arles « étendue le long du fleuve » et « absolument horizontale » (Dans le calme du soir, 2023), scène rêvée pour découvrir les œuvres en même temps qu’on parcourt les ruelles, déambulant d’un lieu à l’autre, parmi 1200 dessins et quarante artistes.
Par exemple : à la Fondation Van Gogh, dans le cadre de l’exposition « Dessin à la marge », sont les « figurines » de Victor Hugo – ainsi nommait-il ces portraits, composés pour l’essentiel durant l’exil des années 1860-1870, et aujourd’hui encore méconnus. Soit l’occasion de s’interroger : si « le dessin c’est une écriture », ainsi que le veut Pajak, comment dessinent ceux-là qui font profession d’écrire ? Ici Hugo fait couler l’encre sur des trognes qu’il accompagne parfois d’une légende en clair-obscur (« amoureux sed monstrueux », « Ayez pitié d’un imbécile », ou encore « Dévote mais attendant la fin »), tignasses hirsutes, bouches béantes, pifs qui saillent, traits faunesques, grimaçants, convulsifs, au-delà même de la caricature, en un mot indicibles. « D’où sortent ces êtres ? De quelles profondeurs Hugo les a-t-il tirés ? », se demande Thomas Cazentre, dans l’avant-propos de Têtes, qui vient de paraître aux Cahiers : ça ne ressemble à rien, sinon au grand vent du génie visionnaire, et à un argot inédit.
Revenons au temps présent, en longeant le Rhône, direction l’espace culturel La Croisière, et son exposition « Dessin de presse et d’humeur ». On y découvre les eaux-fortes de Paul Diemunsch, et il faut plisser les yeux : La prise du ministère ne fait que 40 cm sur 50, et combien de hachures déjà sur le transpalette Toyota qui enfonce les portes du ministère de Benjamin Griveaux ! Lors d’une table ronde, Diemunsch dira avec humour l’état second où le plonge ce type de compositions, ces mois furieux à remplir « comme en apnée » un tout petit espace, « comme on faisait avant ». C’est cette manière ancienne de représenter qui permettrait justement d’exprimer le présent, comme il affirme en avoir eu la grisante révélation au moment des Gilets jaunes : « toutes les scènes de jacquerie se sont compilées en une image qui parlait du temps présent ». En l’occurrence une gravure, « support historique des perdants » qui permet d’« échapper aux lois coercitives qui lient la peinture au pouvoir » – nul peintre, ajoute-t-il, pour s’amuser à figurer la tête d’un aristocrate au bout d’une pique.
On peut certes distinguer peinture et gravure selon leur histoire politique, mais d’un point de vue technique, faut-il ranger la gravure parmi les formes du dessin ? Le graveur dessine sur le cuivre et « son trait procède du dessin » répond tranquillement Pajak, peu versé dans le purisme. Le festival s’applique à l’inverse à estomper les frontières : à voir se détacher, dans l’église des Trinitaires, sur une bâche en plastique, l’immense rhinocéros à l’encre noire d’Olivier Estoppey, le terme de dessin semble aussi pertinent que celui de peinture ou d’installation… Peu importe à vrai dire. Entrent ici toutes sortes de formes et d’outils, traits secs ou gras, encre de chine, gouache, crayon noir et de couleur, plumes, pierre noire, collage, dessin au doigt, papier découpé, sculpture-dessin… ou encore le ciment, puisqu’il peut servir à tirer des traits. Même ouverture du côté des genres, dont la profusion étourdit : entre gravures de poche et installations monumentales, on évolue de paysages en foules, on voit parfois les figures glisser vers l’abstraction, on oscille entre le cru et le nimbé, la saturation et l’ellipse. Autrement dit, le dessin dans toute sa vitalité et sa variété, comme un prolongement aux Cahiers dessinés : ayant bien sûr puisé dans son catalogue et mis à profit sa connaissance des artistes et ayants droit, Pajak songe pour la prochaine édition à élargir le champ du côté de la jeunesse, de la région ou d’autres continents. Pour l’heure, la Suisse est largement représentée, jusqu’à Stephan Eicher qui devait terminer le festival en musique, avant que la pluie ne rende le Théâtre antique impraticable ; et, des créateurs déjà consacrés par l’institution aux pauvres hères qui ont œuvré dans la rue ou l’asile, des planches encyclopédiques subverties par le pinceau gracieux d’Alechinsky aux rues désertes de Bourges dont Bascoulard reproduit obsessionnellement l’échafaudage de traits, en passant par le « Théâtre de l’Univers » où l’art brut d’Aloïse mêle la mine de plomb aux pétales et à la pâte dentifrice, il n’y a au menu rien de dérisoire ou d’inutile. Rien non plus qu’un discours vienne écraser : les artistes sont présentés d’une très simple notice, concision qui repose de l’exposé assommant des « démarches » et de l’étalage des poncifs modernistes. Cela permet par exemple de s’absorber dans l’ambivalence fascinante du visage de Jade quand il n’était pas encore Andréas de Joël Person, en s’évitant certaine phraséologie conceptuelle ou militante du genre. Du côté de l’évitement, on notera d’ailleurs que ce fusain prend place dans l’exposition « Dessin du temps présent » – et non pas dessin contemporain.
L’attention aux œuvres, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, n’empêche pas leur articulation et leur contextualisation. Ainsi l’affichage souligne-t-il certains liens de contiguïté ou de contraste, comme quand des salles voisines rapprochent deux membres du groupe Panique (Olivier O. Olivier au surréalisme métaphysique, Topor et ses créatures instables) ou que deux murs en angle droit confrontent la majesté du hibou (Guy Oberson) à celle des insectes (Martial Leiter) ; ainsi les événements organisés en sus des expositions permettent-ils de tisser de nouveaux liens, comme avec le stand-up pédagogique Toute l’histoire de la peinture en moins de deux heures, où le critique Hector Obalk s’amuse à séparer le bon grain de l’ivraie, minimisant les talents « graphiques » de Botticelli au profit du génie proprement pictural de Vinci chez qui « les épaisseurs de couleur font le trait ». Comme avec, aussi, les tables rondes qui replacent le dessin dans son temps et ses mouvements : par exemple Panique, créé en 1962 par quelques trentenaires (Topor, Arrabal, Jodorowsky), groupe anti-dogmatique tenant de la supercherie (il s’agissait principalement d’infiltrer les avant-gardes), mais qui a démontré qu’existait « la possibilité d’une figuration qui ne soit pas académique » (Pavel Schmidt). Ceci, à l’heure même où le journal Hara-Kiri, très loin des galeries, opérait une bascule visuelle, et faisait descendre un nouveau langage dans la rue.
Une autre rencontre était justement consacrée au dessin de presse : impossible de passer sous silence les menaces pesant ces temps-ci sur les dessinateurs, mais ces derniers ont parfois l’art de dérégler les débats – tel Vuillemin lorsqu’il trace sans emphase sa propre ligne rouge, entre « bon mauvais goût » et « mauvais mauvais goût » : « Tant qu’à prendre une balle, autant que ce soit pour un bon dessin. Si c’est pour un mauvais, c’est la honte ». La situation du dessinateur de presse, à croire ceux ici présents, n’est pas trop folichonne : il demeure comme au 19e inféodé aux choix de la rédaction (à l’exception notable de Charlie, où le vote de tous départage les dessins), se trouve tenu de proposer plusieurs esquisses pour espérer voir l’une d’entre elles acceptée (« Il faut être malin », sourit Wozniak), et s’affronte à une époque où le gag et l’orthodoxie passent avant la réussite graphique. C’est précisément à cette réussite que Philippe Becquelin, dit Mix & Remix, a occupé jusqu’en 2016 sa brève existence. Pajak lui consacre un beau et pudique hommage : L’Ami, Portrait de Mix & Remix, l’un des documentaires projetés lors du festival. Encore méconnu chez nous (bien que Le Monde ait envisagé qu’il prenne la relève de Plantu), Mix & Remix était devenu le dessinateur le plus fameux et le plus prolifique de Suisse, où il investissait les pages des grands journaux comme les émissions d’actualité : son trait minimaliste n’était pas pour lui une manière de prendre position, mais d’« élargir les perspectives ».
Présentant le film au public, Pajak souligne que son ami était « aimé du peuple comme des banquiers ». C’est une popularité et une reconnaissance analogue qui ont sans doute valu à Sempé d’être la tête d’affiche de ce premier festival. Les honneurs lui sont rendus au musée Arlaten, où de grands panneaux, dans cette ancienne chapelle jésuite, élèvent encore les couvertures presque immatérielles du New Yorker. Mais avant d’arriver à cet art-là, que de travail et de progrès ! L’exposition montre que le trait de Sempé semblait d’abord maladroit, impersonnel, et qu’il trouva progressivement son art des contrastes (petits bonhommes et grands immeubles) et du non-dit, auxquels concouraient les mots comme les images (un type, au troquet : « J’ai connu ce qui s’appelle comme 27 femmes. »). Co-auteur du roman illustré Catherine Certitude (1980), Modiano évoquait ses textes peaufinés « pour resserrer la phrase et la rendre la plus nette et la plus elliptique possible ». Des qualités que Sempé n’aurait sans doute pas osé s’attribuer, lui qui se prétendait dépourvu de style, condamné à affiner ses tics et à pallier ses insuffisances par un labeur acharné : « Je n’avais pas assez de talent, pas de formation (…) J’ai le sentiment d’avoir sautillé, contraint et forcé. » L’exposition met encore en exergue une belle définition de son idéal de légèreté : « Les dessins d’humour essaient de dire, comme ça, l’air de rien. J’ai toujours été admiratif du type de la NRF, Jean Paulhan, qui concluait ses discours, théoriques, très longs, par un “Mettons que je n’ai rien dit.” J’aime beaucoup ça. »
On peut se souvenir du premier numéro de la revue Le Cahier dessiné (2002) : il y avait, en couverture, un petit chien crayonné par Sempé. Puis le texte ouvrant la revue, intitulé Je voudrais rendre au dessin un peu de ce qu’il m’a donné, qui commence par évoquer le dessin que l’enfant Frédéric avait fait de son père (« Ce petit portrait, il n’a l’air de rien : mais il dit tout »). Au fil des numéros, Pajak reviendra souvent sur cet éden du dessin, sur ces gestes de l’enfance dont la plupart des adultes ont oublié le secret (« Quelque chose s’est perdu. Quand ? Comment ? Pourquoi ? ») ; et ce samedi 6 mai 2023, il y a justement beaucoup d’adultes et d’enfants qui se pressent joyeusement sous les arcades de l’Espace Van Gogh, pour le vernissage de « Les enfants d’Arles exposent ». Dix classes de primaire, encadrées par autant d’artistes, présentent ici leurs travaux, sur des murs où (entre autres) la linogravure le dispute à la bande dessinée, selon un affichage très soigné, et tout à fait analogue à celui des autres expositions. Frédéric Imbert, adjoint à l’éducation pour la mairie d’Arles, se félicite de ce que désormais « les enfants vont grandir avec le festival »  : ce souci d’enracinement encore perceptible dans la composition du comité organisateur du festival – trois couples habitant Arles, où Vera Michalski a quant à elle en partie grandi – peut être mis en rapport avec la volonté d’échapper à un monde de l’art dans ce qu’il a de « sectaire » et d’« hautain », pour reprendre les mots de Pajak. Et il permet aussi, peut-on ajouter, de ne pas aliéner le festival à la gentrification de la ville : rivale touristique et culturelle de sa voisine Avignon, la capitale de la Camargue draine actuellement les investissements publics et privés, en témoigne la multiplication des bars à vins et des concept stores. Il est alors d’autant plus appréciable que le festival s’avère à ce point accessible : y contribue bien sûr l’équilibre de sa programmation sans élitisme, mais aussi très concrètement la sobriété toute classique de sa signalétique aussi bien que les prix tout à fait convenables (l’accès à l’ensemble des expositions étant gratuit pour l’Arlésien, et tarifé à 18 pour l’estrangié)… Et, last but non least, un grand repas de clôture offert aux festivaliers, de l’autre côté du fleuve, sur les quais du quartier Trinquetaille qu’éclabousse le soleil, comme une dernière bouffée d’art pour tous.

Gilles Magniont

* Issus principalement des neuf tomes du Manifeste incertain, 140 de ses dessins sont par ailleurs affichés jusqu’au 3 septembre dans l’exposition monographique Je ne fais que passer (Montpellier, Espace Dominique Bagouet).

Traits sur la ville Par Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°244 , juin 2023.
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