Bascoulard, dessinateur virtuose, clochard magnifique, femme inventée
Editions Cahiers dessinés
Trois en un, comme disait la vieille pub ? Trois hommes en un seul ? Et sans doute plus : à part ses chats, qu’il nourrissait mieux que lui-même, qui pourrait se vanter d’avoir connu Marcel Bascoulard (1913-1978), ce clochard à la fin tragique, étranglé au fond d’un terrain vague, ce gentil géant, crotté et puant, qui paradait dans les rues de Bourges habillé en femme et dessinait à l’infini, au crayon ou à l’encre de Chine, des rues désertes, des maisons tristes et comme abandonnées, des cathédrales, des cartes de géographie d’une précision inouïe et des locomotives plus vraies que nature ?
« Bascoulard ne semble pas tenir à la vie, et surtout pas à sa représentation », note Frédéric Pajak dans le beau livre que le journaliste Patrick Martinat vient de publier dans une nouvelle version (augmentée de 19 lettres inédites et d’une douzaine de dessins inédits), en hommage au « poète » de Bourges. Pas un être humain, en effet, pas même la queue d’un chat dans les paysages d’un réalisme méthodique, que le clochard a laissés derrière lui. Ah si, pardon ! Une figure humaine surgit, répliquée par dizaines : ce sont les photos de lui-même, Bascoulard, que des passants ont pris à sa demande – des photos où il pose en tenue féminine, chemisiers prudes et robes idem, des photos de vrai-faux travelo « qui lui servaient de cartes de visite » et qu’il distribuait çà et là, nous précise, joint par téléphone, Patrick Martinat.
Ce sont ces photos « transgenre », surtout, qui s’arrachent à prix d’or aujourd’hui. L’ermite iconoclaste, qui s’était exhibé, en 1942, « vêtu d’une crinoline rose déchirée, un écriteau accroché dans le dos par un collier de ficelle avec cette inscription : “J’emmerde la société” » (ce qui lui valut d’être brièvement emprisonné par l’occupant allemand) n’en croirait pas ses yeux… Misérable de son vivant, Bascoulard, l’autodidacte virtuose, est devenu, un demi-siècle après sa mort, un artiste coté – exposé à Paris, à Venise ou, le mois dernier, à Arles.
Sa vie elle-même est un roman. Plutôt noir. Né dans le Cher, en février 1913, mort à Bourges, en janvier 1978, ce fils de l’hiver n’avait pas 20 ans quand sa mère tua son mari d’un coup de revolver. Aîné d’une fratrie de trois enfants, le jeune Marcel est très lié à sa mère. Son père ? « Quand ce démon rentrait, régnait le dur silence. Il suintait l’ouragan. Mieux valait tout laisser pour s’enfuir », écrira-t-il. Déjà remarqué pour son exceptionnel coup de crayon, le vieil ado taiseux s’installe à Bourges, peu de temps après le drame, dans le quartier d’Avaricum. La vie de Bascoulard bascule : il se fait clochard, squatteur avant la lettre, ne se lave plus, se nourrit de lait et de pain… et dessine comme un fou, le plus souvent à la commande. On le paie (mal) en échange d’un tableau, qui de sa rue, de sa maison, etc. Bourges s’habitue à lui.
À partir des années 1940, Bascoulard se déguise en femme, faisant exécuter les patrons qu’il dessine par une couturière. Est-ce sa mère aimée qu’il poursuit ? « Cette femme inventée, qui vieillit avec lui, c’est son double. Le clochard et la femme : ses deux armures ? », s’interroge Patrick Martinat. Journaliste localier, cet auteur d’une biographie d’Alain-Fournier n’est pas natif de Bourges mais il est « du coin ». À la bonne distance, sans doute : il n’a pas rencontré Bascoulard de son vivant, mais c’est grâce à ses livres, fruits d’une enquête au long cours, que le nom du « chantre de Bourges » a acquis une notoriété qui dépasse largement les frontières nationales. On y découvre une France provinciale dans sa complexité : conservatrice et bienveillante, elle a su accueillir – et honorer – ce paria céleste et malodorant, dont le crayon jamais ne trembla.
Catherine Simon
Bascoulard, dessinateur virtuose,
clochard magnifique, femme inventée,
Texte de Patrick Martinat
Les Cahiers dessinés, 304 pages, 55 €