Les micmacs, de la fermentation, des minuties et des sordidités, des situations aussi burlesques qu’imprévisibles, une langue au crépitement rieur, au verbe délirant et joyeux, il troubillonne – pour parler comme l’auteure – cervelle et écriture le nouvel opus de Tristan Felix, une poète qui publie en vers comme en prose, dessine, chante, photographie ou fabrique des vidéos clownesques où elle incarne une inquiétante Auguste trash et déjantée. Dans un monde morose, où « tout semble acquis de main de rapace », elle semble voir dans la littérature ce que Michel Leiris y mettait en exergue dans Langage tangage : « Littérature – ton rite et ton rut, ton râle et ta lutte ».
D’où un récit où la fantaisie et l’imagination ne portent pas seulement sur l’histoire racontée mais aussi sur le matériau même de l’énoncé. Ainsi « la narrâtre » – personnage et témoin qui dit « je » – s’ingénie à mettre « la pagaille dans l’instance énonciatrice » (« Plus savoir qui cause, tout touiller, tout araser, coloniser, métisser, weurldiser, cacophoner… ») comme elle assume de mettre « la flambe au genre du roman et à tous les genres, même çui qu’en n’a plus ». Transgressant toutes règles et libéré de toute obligation, sauf celle de produire de la narrativité, mais une narrativité piégée comme on le verra, le récit est une vaste entreprise parodique visant le texte pornographique, la fine amor des romans de chevalerie, le conte, la science-fiction gore, les « prétendants à l’étronisation éditoriale », les preuves d’amour, les parlers de l’entreprise ou le « boosting existentiel ».
Tout n’est donc qu’incongruïté et dérision, va-et-vient temporel et spatial, insoumission à la commune mesure, délire fabulatoire et jubilatoire. Multipliant effets d’étrangeté et visions hallucinées, outrances et extravagances, paillardise et truculence, c’est un « NON » qui rit et qui se moque de la culture woke comme du féminisme militant dans ce qu’il peut avoir de niais et de naïf, que met en voix Tristan Felix. Et ce, en mettant la langue dans tous ses états, en usant d’un lexique en état d’ébriété, en faisant un usage fondamentalement ludique des mots. Jargon, langue verte, style parlé, langue crue, contrepèteries, néologismes ne cessent de se télescoper, de s’enchevêtrer, de se corrompre. Aux affinités phonétiques plus ou moins électives, aux jeux de mots éculés, aux équations linguistiques boiteuses s’ajoute la libre association, qui règne en maître, ou en folle du logis, et les phrases s’enchaînent dans une effervescence joyeuse. « Écrire, n’est-ce pas en soi un jouir de malade ? La quête aveugle d’une origine sans fin ? »
« Improvisation dégénérée », « résidu de chimère romanesque », roman « psychanarlitrique », la narrâtre n’est pas dupe qui tripote les mots autant qu’elle joue avec le lecteur, le frustrant dans ses attentes, l’invitant au dé-lire, c’est-à-dire à lire autrement, à sortir des sentiers battus du déjà lu, au confort des interprétations et à accepter la règle d’un texte où simplement « ça parle », et où tout fonctionne selon le principe de la désorientation. Mais cette écriture à l’état faussement sauvage, ce bricolage fictionnel, ces histoires où l’on se perd « comme dans les brumes d’un marais d’où surgissent des trognes terrifieuses ourlées de sangsues », et où tout est stratagèmes « pour exciter le récit », sont d’abord une manière distanciée de réagir face à un monde qui déraille, une façon de le saboter dans un grand éclat de rire sur fond d’« émergence de la saillance en milieu littéraire ».
Richard Blin
Testicul
Tristan Felix
Tinbad, 82 pages, 15 €
Domaine français Quand la fiction court après l’orgasme
Mariant l’insolence à l’incongru, le nouveau livre de Tristan Felix – un pseudonyme qui associe tristesse et aspiration au bonheur – illustre une forme de littérature qui transcende et transgresse tout à la fois.