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Domaine étranger Amour et pixels

juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244 | par Guillaume Contré

Alan Pauls explore non sans humour les grandeurs et décadences des relations virtuelles.

Plus de détails… il n’y a d’originalité et de vérité que dans les détails », disait Stendhal, une leçon qu’Alan Pauls, lecteur subtil et francophile, a bien retenu. Ses constructions romanesques pullulent de détails, une avalanche de micropéripéties quotidiennes en apparence dérisoires, disséquées à la loupe dans de longues phrases virtuoses qui semblent obéir à une logique contradictoire de concentration et d’expansion. Chez Pauls, les grandes lignes dramatiques ne se donnent pas d’emblée, elles pratiquent au contraire l’insinuation et s’imposent peu à peu comme par contrebande.
Ainsi, près de cent pages se sont écoulées avant que ne se révèle au grand jour ce qui fait la colonne vertébrale de La Moitié fantôme, son roman le plus ambitieux depuis le remarquable Le Passé (2005) : l’amour, ou plus exactement la quête de cette « moitié » idéale, idéalisée, qui échappe toujours. Du moins échappe-t-elle, et littéralement, à Savoy, nouvel avatar de l’antihéros paulsien, être immature et attachant, toujours prêt à se faire avaler tout cru par ses manies, ses obsessions et ses phobies. Véritable « militant du luddisme » rétif à la technologie moderne, que ce soit l’autoradio de sa voiture, les téléphones portables ou les ordinateurs et les abîmes virtuels qu’ils renferment, il pratique une approche dédaigneuse et empirique des machines : « il alluma et éteignit à plusieurs reprises la radio, réglée sur une station de musique festive qu’il ne parvint même pas à changer en appuyant au hasard sur toutes les touches – y compris sur l’allume-cigare –, seule méthode qu’il jugeait acceptable afin de résoudre les controverses techniques ».
Cela ne l’empêchera pas, après avoir pratiqué pour son plaisir ethnologique personnel la visite d’appartements qu’il ne comptait pas louer, de se prendre de passion pour les annonces en ligne d’un équivalent argentin du Bon Coin : le voici donc qui parcourt en long et en large Buenos Aires pour aller chercher quelque objet inepte (et souvent en piteux état) dont il aura préalablement fait l’acquisition sur Internet. Ce ne sont pas ces lamentables babioles qui l’intéressent (il va jusqu’à faire l’emplette d’un hamster empaillé), mais la perspective d’accéder, grâce à ces brèves visites à des inconnus, à des fragments de vie pas toujours ragoûtants ; des impressions d’après nature qu’il collectionne comme d’autres les timbres.
Il faut dire que Savoy, naturellement, est un oisif ; un membre indéfectible de cette classe moyenne modérément aisée dans laquelle s’inscrivent tous les personnages de Pauls. Une classe qui, sous ses faux airs européens et sociaux-démocrates, n’en vit pas moins dans un pays chaotique toujours au bord de la ruine ; une ruine qui la menace aussi. Cette sensation, plus ou moins accentuée, de dysfonctionnement du réel, de seconde main généralisée, est une des sources du comique paulsien : la machine comme problème, comme puzzle que Savoy, passif, refuse de considérer comme un défi à relever – qu’il s’agisse des nouvelles technologies ou des anciennes –, se dédouble dans la perspective de la réalité argentine, où tout semble légèrement distordu, exagéré, où la possibilité du grotesque, du comportement inattendu ou délirant est toujours à l’affût. Tout en conservant sans jamais tressaillir les atours de l’écrivain réaliste, méditatif et posé, Alan Pauls n’aime rien moins que faire surgir, au détour de la page, l’épisode extravagant ou grossier, la sortie de route qui flirte avec le fantastique ou le burlesque. Bien plus qu’une coquetterie, il faut y voir la garantie d’une certaine « argentinité ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le roman – et la quête amoureuse du héros – s’achève à Berlin, capitale parfaitement raisonnable d’un pays bien peigné.
Ce qui va chambouler la vie somme toute pépère de Savoy, c’est la rencontre de Carla, hyperactive et volontaire, dont le métier, voire le projet de vie, de « house sitter » consiste à s’occuper de logements, d’y garder chats et plantes, lorsque leurs propriétaires sont absents, et ce aux quatre coins du monde. Une sorte de nomadisme 2.0 qui, lui aussi, s’organise sur diverses plateformes du web (l’ordinateur de Carla, « comme un animal domestique prévenant », est toujours allumé). Ainsi, la « moitié fantôme » du titre serait à la fois l’idéal amoureux et ce double virtuel du monde qui tisse sa toile d’un écran à l’autre et colonise le réel comme jadis, chez Borges, l’univers de Tlön inventé par quelque encyclopédie fantaisiste finissait par se matérialiser.
Cependant, la distance géographique est un inconvénient qu’Internet n’a su que partiellement résoudre. Ainsi, lorsque Carla – dont la vie est régie selon une « économie du gardiennage d’appartements », dans laquelle « une clé de la rentabilité consistait à réduire au maximum le laps de temps perdu entre une maison et une autre » – quitte le logement portègne où elle ne s’était installée que pour quelques semaines et s’en va au Brésil, leur relation amoureuse prend une tournure virtuelle et s’installe dans les pixels de Skype. La moitié de Savoy devient décidément fantomatique – Carla étant un élément mobile là où il n’est qu’un centre fixe et contrarié – et le roman s’achemine vers un final tragi-comique.

Guillaume Contré

La Moitié fantôme
Alan Pauls
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Serge Mestre
Bourgois, 380 pages, 25

Amour et pixels Par Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°244 , juin 2023.
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