Les rapports frère-sœur ont de tout temps inspiré arts, religions, vie privé et politique : parfois incestueux, cautionnés par l’État et les prêtres comme en Égypte dans les couples pharaoniques, tels Isis et Osiris, tragiques chez les Grecs, rarement épanouis en littérature, souvent étouffants et toujours ambigus.
Skarphédinn Skorri Alfredson et Hrafbtinna Helena ; Skorri et Tinna perdent leur mère et sont élevés par un père aimant et gastro-entérologue. Skorri a toujours protégé sa jeune sœur. Surprotégé ? Étouffé ? Ira-t-il jusqu’à lui interdire d’écrire, elle qui mal dans sa peau, solitaire, a décroché de ses études, ne vit que par la lecture et l’écriture ? À la révélation d’un secret familial, il enlève sa sœur et provoque un accident mortel. Cette tache hantera leurs vies, les séparera. Lorsque dans des circonstances obscures, Tinna disparaît. Skorri part alors à sa recherche.
Dans ce roman en quatre parties, où rien n’est laissé au hasard, la narration offre des tas de retour en arrière, de rebonds, d’ombres, celles des vivants et des morts, de nœuds, de doubles vies… Paradoxalement, la lecture qui se joue de l’ellipse ne s’en trouve point heurtée, mais nous plonge dans un métabolisme multicellulaire qui enfle, se réduit, se démultiplie. Une névrose familiale qui irradie, entraînant de proche en proche, tourments et passion. L’amour y est violent. Chaque être semble à la fois unique et multiple. La mère qui a généré deux enfants et a eu un amant avant son cancer. Le couple frère-sœur qui en génère d’autres, notamment celui formé par la sœur et un Danois, fêtard et émeutier permanent, mais aussi… agent de police infiltré, mari et père dans une autre vie. « Il n’était pas de ceux qui croient à leurs propres inventions. Non, mais sa quête de la vérité ne pouvait avoir lieu qu’à travers le mensonge. C’était sa manière à lui de reprendre enfin le pouvoir dans cette existence terrible qu’il avait si longtemps subie. » Impression renforcée par l’identité du narrateur et la façon d’induire cette narration. Qui écrit ? Ce n’est pas Tinna. Elle l’aurait voulu. Skorri, lui, a toujours eu un douloureux besoin de confesser sa faute sans jamais être entendu. Il déballe sa vie à une écrivaine reconnue, qui au lycée avait été secrètement amoureuse de sa sœur. Du théâtre de boulevard ? Non ! Du drame antique oui, avec chœur et polyphonies. Une musicalité très nordique, des flûtes, des cordes, un ostinato noir comme ce mal originel, endémique, lié au puritanisme et à l’absence de clarté. Des poèmes élégiaques du noyau mère-enfants ponctuent cet opéra.
Notre modernité – son clinquant, son brouhaha médiatique – s’invagine froidement au récit. Faillite des banques islandaises en 2008, lois antimigratoires, montée de l’extrême droite, émeutes, ordinateur piégeux… Le Mal se révèle ontologique ; les progrès technologiques conçus pour l’aviver ? Frère fourmille de questionnements philosophiques – voire métaphysiques – fondamentaux liés aux évolutions techniques, morales, politiques contemporaines. Qu’est-ce que l’identité ? Qui est-on ? Peut-on vivre avec des avatars ? Qu’est-ce que la vérité ? Pourquoi créer toute une industrie de la fausse information ? Qu’est-ce que la responsabilité, la culpabilité ? Qui est Skorry dont le parcours de vie, son initiation, ses fautes, sont ici mis à nu. Est-il toujours le même, à tous les âges, en toutes circonstances ? Peut-il être heureux ?
« Rien n’est gravé dans le marbre, tu peux changer de manuscrit, changer de rôle ; si tu en perçois la mélodie, alors entame cette révolution dans ton cœur. Nous sommes des œuvres d’art tracées dans le sable, qui disparaissent sous chaque vague pour mieux se renouveler. »
Dominique Aussenac
Frère
Halldór Armand
Traduit de l’islandais par Jean-Christophe Salaün
Métailié, 320 pages, 22 €
Domaine étranger Geyser au cœur
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Dominique Aussenac
Entre enquête policière, fable philosophique et tragédie grecque, l’Islandais Halldór Armand élabore un roman intimiste et grandiose, tout en rebondissements.
Un livre
Geyser au cœur
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.