En ce temps-là, on trinque à la Suze, on roule en 3 CV, on fume des brunes, des Gauloises sans filtre, on lit le catalogue de la Redoute, on écoute la radio, on chante Cloclo, Polnareff, Serge Lama, plus tard Maxime Le Forestier, on colle des posters dans sa chambre, on dit « ça va ? », on répond « on fait aller », on rêve de maison au balcon fleuri, on se rencontre enfin, elle Jeanne, employée d’hôtel, puis employée de bureau, lui Jacques, ne veut pas finir comme son père, alors employé de mairie, puis à son compte, jardinier. En ce temps-là, on ne voit pas le temps passer, et pourtant il passe. L’enfant paraît, la vie s’étoffe. Le progrès est en marche forcée, « les téléphones sont à touches, les bouteilles de soda en plastique, les mouchoirs en papier, les têtes d’hommes nus, les machines à coudre envolées, le papier peint suranné… » Bientôt, ils ont 50 ans, l’informatique va régner, la téléphonie mobile aussi. MeToo n’a pas encore déferlé, pourtant on sait qu’untel malmène sa femme, « qu’il est un peu brutal. – Brutal comment ? – Brutal normal. – C’est pas normal de taper. – C’est pas toi qui vis avec. » On regarde ses pieds, on se tait.
En un rien de pages, quatre-vingt-dix, ce texte rapide, en apnée forcenée, essore l’Histoire depuis la seconde moitié du XXe, en dresse une sorte de plan de coupe, de façon méthodique, clinique, presque à froid, et ne retient dans son objectif que la cellule familiale, encore plus finement, le couple. Ou l’amour. Celui de la force tranquille. Sans grands soubresauts, ni douleurs ni passions. Les protagonistes de ce texte au titre increvable, L’Amour, avancent sereins, les pieds bien sur terre. Ils pourraient ressembler à tout le monde, mais c’est faux évidemment. Ils sont apolitiques, ou dépolitisés. Presque aseptisés et pourtant, impossible de les lâcher. Nous ressembleraient-ils vraiment ?
Enfants de l’après-guerre (la seconde), Jeanne et Jacques sont les héros et bientôt les vétérans d’une France ordinaire, invisible, comme déconnectée du monde. Ils sont la France que l’on nommera profonde, celle dite aujourd’hui des « territoires », des villages et des bourgades, où tout semble apaisé. Mais une fois encore, c’est faux, évidemment. Les voilà bientôt grands-parents, Jeanne et Jacques, ils se reprochent un tas de trucs, « à dire un espèce de, à dire il mouille plutôt qu’il pleut, à dire car pour bus, à se moucher dans du Sopalin, à se tenir les mains sur les hanches que ça fait ressortir sa bedaine… », à ronfler et finalement à faire chambre à part… La vie de couple…
L’Amour est signé François Bégaudeau, un écrivain jusqu’à présent éloigné de ma sphère d’intérêt, personnalité (ou personnage ?) un tantinet trop médiatique, trop provoc. La curiosité, le désir de découverte, l’ont emporté. François Bégaudeau nous bluffe avec son amour de la langue mise au service de la tendresse. Chapeau.
Martine Laval
L’Amour, de
François Bégaudeau
Verticales, 90 pages, 14,50 €
Domaine français Quand on a que l’amour
septembre 2023 | Le Matricule des Anges n°246
| par
Martine Laval
Cinquante ans de la vie d’un couple en quatre-vingt-dix pages. Un texte essoré pour dire la banalité de la vie, et sa beauté.
Un livre
Quand on a que l’amour
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°246
, septembre 2023.