Entièrement liées au monde religieux du tantrisme, les peintures abstraites du Rajasthan ont une grâce, une simplicité et une densité qui troublent. Stupéfiantes de modernité – elles rappellent étrangement le minimalisme pictural, les tableaux de Malevitch et les œuvres des suprématistes russes tout autant parfois que Rothko ou Daniel Buren – leur pouvoir de saisissement, leur puissance d’arrêt ne pouvaient que subjuguer un poète comme Franck André Jamme (1947-2020) qui, au fil d’une quinzaine de voyages en Inde, s’est initié à cet art au point d’en devenir le passeur en Occident. Tantra Song – qui est l’édition en langue française d’un livre paru aux États-Unis en 2011, édition augmentée d’une introduction d’André Padoux, un indianiste, spécialiste du tantrisme, d’une préface de Renaud Ego et d’un entretien avec F. A. Jamme par Bill Berkson – nous donne à découvrir une cinquantaine de ces peintures en reproduction pleine page. Et c’est magnifique.
Ces peintures, qui à l’origine enluminaient des traités ou des manuscrits tantriques, datent du XVIIe siècle, et ont le papier pour unique support. Pas n’importe quel papier, mais un papier de récupération, un papier qui a déjà été utilisé, doit souvent être restauré et parfois même reconstitué, ce qui crée un réel effet plastique et amplifie le caractère unique de chaque pièce. Sur cette surface sont posées une ou plusieurs formes simples et des couleurs. Des signes elliptiques qui font partie d’un lexique de formes qui n’a pratiquement pas évolué. Ce sont des ovales, des spirales, des triangles, un point, des flèches ou des lignes géométriquement posées. Des formes schématiques et de la couleur qui agissent à la façon d’une drogue, d’un philtre, et dont Franck André Jamme propose un début d’interprétation, une « ébauche de clés ». Il le fait en recoupant des commentaires recueillis auprès de quelques rares intercesseurs, et à partir d’échanges avec des tantrikas, les adeptes du tantrisme. Ainsi les spirales et les flèches symboliseraient l’énergie, les triangles pointe en bas montreraient la déesse et le « linga » (signe en sanskrit), une forme qui ressemble à une « colonne à tête arrondie, sexe d’homme en joie, érigé », représenterait Shiva.
Mais d’abord, il faut bien comprendre que ces peintures sont indissociables de la pratique du tantrisme, une pratique qui s’appuie sur deux piliers : la récitation de mantras (des formules qu’on répète inlassablement et qui contiennent, sous forme phonique, l’énergie et la puissance de la divinité), et un processus de visualisation imaginaire qui s’appuie sur les peintures qui nous intéressent. Elles sont le support de cette visualisation. Placée par l’adepte en face de lui, la peinture sert de surface de projection mentale et spirituelle : il s’agit de la fixer, de la regarder suffisamment longtemps – vingt à trente minutes – le temps que la suggestion opère et que, par une sorte de transfert, le tantrika finisse par s’identifier à l’image et rejoigne ainsi la déité invisiblement présente dans le symbole abstrait qui la représente. D’où le nom de « tantrisme » qui vient du sanskrit, tantra voulant dire apparaître, surgir.
Mystère et magie d’un art capable de « rassembler presque tout dans presque rien ». Prodige donc que ces peintures qui parient sur le pouvoir des signes et des couleurs. Et c’est sans doute en songeant à ses propres préoccupations poétiques que Franck André Jamme a cru reconnaître en ces peintures une correspondance secrète avec une conception de la poésie comme transmutation d’une énergie, comme art « se jouant des mots, les jouant comme pour une autre musique, celle des seuls mots, se servant d’eux d’une façon pareillement naturelle, presque réflexe, abstraite ». Une manière de dire que le poème serait le fruit de moments de concentration et d’intensification de l’attention au cours desquels des sons et du sens, de la similitude et de la simultanéité, s’organiseraient en un corps poétique, une langue allusive et implicite qu’aimanteraient « les trajets errants / de tous les vocables possibles, / de tous les sens possibles » (citation extraite de Mantra Box, Conférence, 2010). Un peu comme le tantrika échappant à lui-même et se mettant à chevaucher symbole et couleur pour rejoindre ce dehors en forme d’infini qu’est la déité.
Richard Blin
Tantra Song. Peintures tantriques du Rajasthan
Choisies et présentées par Franck André Jamme
Préface de Renaud Ego
Introduction d’André Padoux
Entretien avec Bill Berkson
L’Atelier contemporain, 160 pages, 30 €
Arts et lettres La grâce et l’éclat
Mystérieusement belles et simples, les peintures abstraites anonymes du Rajasthan ont la vertu de « rassembler presque tout dans presque rien ». Dans Tantra Song, Franck André Jamme nous aide à pénétrer les arcanes de cet art.