Français ? Antillais ? Algérien ? Africain ? Médecin ou soldat ? Chantre de la violence ou farouche défenseur d’un humanisme universaliste ? Qui fut vraiment Frantz Fanon ? En quelque 500 pages riches et denses, le journaliste et essayiste Adam Shatz propose un portrait critique d’un des penseurs majeurs de la décolonisation, n’occultant ni ses contradictions ni ses points aveugles. Mais cette Vie en révolutions est aussi un voyage dans l’histoire des indépendances dont la compréhension apparaît de plus en plus indispensable au décryptage du monde déchiré dans lequel nous vivons. Découpé en cinq chapitres qui rendent compte du kaléidoscope que fut la vie brève (1925-1961) mais extraordinairement intense de Fanon, l’ouvrage entrelace impeccablement données biographiques, analyse de la pensée et de l’œuvre, contexte historique et politique, arrière-plans théoriques. Depuis sa Martinique natale jusqu’à la terre algérienne où il fut enterré quelques mois seulement avant la proclamation de l’indépendance, la grande cause de sa vie, Fanon ne cessa de questionner les conditions de ce qu’il appelait la « désaliénation », un concept qu’il forgea à partir de son expérience d’homme noir, de psychiatre et de militant anticolonialiste.
Découvrant avec rage lors de son engagement dans les Forces françaises libres en 1943 (il a 17 ans, et en reviendra décoré de la Croix de guerre) que l’uniforme n’efface pas la couleur de peau et que l’universalisme se paie souvent de mots, il aborda de façon très polémique la notion de négritude que Césaire, son compatriote, ou Senghor élaboraient alors. Récusant cet essentialisme comme « destination possible », il lui préféra la vision existentialiste d’un sujet résistant à tout déterminisme et se créant lui-même à travers l’exercice de sa liberté. Et c’est justement cet horizon de liberté à construire, à gagner, voire à arracher qui définira ses positions théoriques, politiques et en acte à venir. Jusque dans sa pratique de soignant : précurseur de l’antipsychiatrie d’un Laing ou d’un Guattari, Fanon, qui dirigea l’hôpital de Blida en Algérie dès 1953, élabora le concept fondateur de sociogénie, montrant que « certaines formes de souffrance psychologique trouvent leurs racines non pas dans la constitution psychique de l’individu, mais dans des relations sociales oppressives ». Auprès des patients musulmans qu’il accueillait, il envisagea ainsi peu à peu la colonisation comme une pathologie collective qui appelait non pas des réponses individuelles, mais « une restructuration du monde ». La violence – plus exactement la contre-violence nécessaire en réponse à celle du colonisateur – s’y impose avec son potentiel libérateur pour le colonisé, qu’elle lave de « son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées », mais aussi comme force de cohésion sociale.
Dire que son approche clinique forgea sa vision politique et militante n’est donc pas abusif. Comme ne l’est pas non plus l’appréhension de ses écrits comme un creuset dans lequel il fusionna indissociablement ces dimensions multiples, dans un style flamboyant. De Peau noire, masques blancs (1951) aux Damnés de la terre (1961), rédigé dans l’urgence alors que la leucémie l’emportait, en passant par L’An V de la révolution algérienne (1959), il élabora une critique viscérale et très incarnée de l’ethnocentrisme et du racisme. Rêva d’une Algérie libre, multiethnique et ouverte – en cela dans un décalage croissant avec l’évolution réelle de la lutte, qui devenait plus étroitement arabo-islamiste –, lui qui avait rejoint les rangs du FLN dès 1954 en tant que médecin et porte-parole, et qui en diffusa le message révolutionnaire dans toute l’Afrique, se faisant bientôt l’apôtre de l’unité du continent. Mais il annonçait aussi le difficile processus qu’est la conquête de la liberté, la libération nationale en étant une condition nécessaire mais insuffisante. Et prophétisait, faute de projet politique collectif, le retour de la corruption, du pouvoir autocratique, du nationalisme xénophobe, sous des masques noirs cette fois, dans l’Afrique « libérée ».
Si ses écrits ont été de véritables bréviaires pour tous les révolutionnaires de la planète – des guérilleros latino-américains aux rebelles de l’ANC, en passant par les fedayin palestiniens ou les Black Panthers –, ils sont aussi une référence majeure des études postcoloniales et demeurent essentiels aujourd’hui pour penser tout système de domination. Et remettre l’humain au cœur : « réhabiliter l’homme, (…) faire triompher l’homme partout, une fois pour toutes ». En cela, la force anti-identitaire et nomade de la pensée de Fanon, « tout à la fois un farouche critique de l’universalité et un penseur profondément universaliste », ne cesse de rayonner et demeure une lecture indispensable.
Valérie Nigdélian
Frantz Fanon, une vie en révolutions,
Adam Shatz
Traduit de l’américain par Marc Saint-Upéry
La Découverte,
512 pages, 28 €
Essais Fanon vivant
Il fut, selon les mots d’Aimé Césaire, le « guerrier-silex », « celui qui vous empêche de vous boucher les yeux et de vous endormir au ronron de la bonne conscience ». Une biographie passionnée et passionnante de l’auteur des Damnés de la terre.