Maison « d’auteur », le Cadran ligné, dirigé par le poète Laurent Albarracin, publie peu mais bien. Deux nouveautés à son catalogue le démontreront une nouvelle fois : Halage, de Patrick Wateau et L’Immobilité et un brin d’herbe, de Serge Núñez Tolin. Les associer, au-delà de leur éditeur commun, n’est pas totalement capricieux, l’un et l’autre pratiquent ici une poésie qui procède par éliminations plutôt que dans l’expansion. Des poèmes courts, donc, qui forment des séries et qui, page après page, enrichissent un sens toujours un peu fuyant, sur le mode du pied de nez : c’est lorsqu’on croit l’avoir saisi, par l’intuition sensible, qu’il nous glisse aussitôt entre les doigts.
Les stratégies des deux poètes, néanmoins, sont opposées : là où Patrick Wateau perfore la langue à la chignole pour mieux contempler des trous qui se prêtent à toutes les insinuations, jeux de mots et frottements sonores, puisque, quoi qu’il se passe dans la langue, « la ligature du signe / tient sa promesse », Serge Núñez Tolin compose des vers d’une facture plus classique au sens où la langue y reste « entière », des vers aphoristiques que l’on pourrait lire comme une série d’instructions, peut-être impossibles, pour parvenir à un état lyrique non exempt de mélancolie : « Conduire ses mots dans ce qui ne se pense pas, s’approcher de ce brin d’herbe que l’immobilité environne. C’est prononcer le mot rien dans l’état que réclame sa contemplation. »
L’un, Wateau, donc, malaxe la langue, la hale, comme l’indique le titre du recueil, à force de coupes, découpes et incisions où l’humour n’est pas absent (qui naît comme par magie des opérations que le poète pratique aussi brutalement que finement sur la matière du texte). « Sur cette entame », écrit-il, « pas de moignon / qui ne reste à rentrer / sortir / moignon rentré / au vif / pour éclairer la jambe ». Ou éclairer, par association sonore et allitération, la langue, « la maudite langue maudite / qu’elle a sur elle / la langue / ne laissant qu’une bouche ». Mais la langue n’est peut-être qu’une enflure si l’on en croit les « apostèmes » (« toute espèce d’enflure », selon le dictionnaire) que nous propose l’auteur, à ceci près qu’il y enfonce son bistouri pour que le poème et l’érotique implicite des mots enflent en creux. Ainsi, « côté ôté / chacun reste séparé », alors « on remonte les origines / avec le supplément ». Le langage tourne en bourrique, prend parfois un mot pour un autre (mieux vaut en effet « vivre de bref » que vivre de peu), et c’est ainsi qu’on obtient la « réduction du corps malade » et « (qu’)on trouve le fleuve sur un caillou ».
L’autre, Núñez Tolin, lui, se tient sur son quant à soi, cherchant sans doute à être au plus près de l’instruction qu’il se donne à lui-même par l’intermédiaire d’une épigraphe de Joë Bousquet : « La pensée qui ne s’accomplit pas dans une présence est un leurre ». Il s’agit donc, dans « l’atelier du réel », de se placer face – ou mieux encore, si possible, de se placer dans – « cette rencontre, toujours à distance, des mots et des choses », de chercher « un mot que rien ne détacherait du silence, qui se confondrait avec la respiration ». Alors, même si l’entreprise est difficile, qu’elle est ce à quoi le poète est condamné à se heurter, à force de « mots incapables de poser l’île intérieure dehors », il n’empêche que « tout est paysage dès lors que je le vois ». Il convient d’« avancer pauvrement son regard, aller à découvert de la distance ». Poésie contemplative, donc, ou qui lutte avec cette idée, ce désir. Une poésie consciente qu’il faut « avancer en s’opposant à soi » pour « fatiguer les montagnes ».
Guillaume Contré
Halage
Patrick Wateau et
L’Immobilité et un brin d’herbe
Serge Núñez Tolin
Le Cadran ligné, 120 pages, 16 € et
60 pages, 14 €
Poésie Fragments sur l’atelier
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Guillaume Contré
Deux recueils abordent chacun à leur façon une poétique de la brièveté, oscillant entre la tentation de l’aphorisme et le concassement des images.
Des livres
Fragments sur l’atelier
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°252
, avril 2024.