L’idée m’avait réveillée, cuisante comme une brûlure. Elle avait passé la journée à m’apprivoiser, imprimant son absolue nécessité sur le creux des gestes professionnels. Le soir, tout manqua de basculer parce que je la vis et parce que mon mari jura de me quitter. je ne décidai rien mais j’y retournai le lendemain, le cœur mou, larmes au poing.
Dès lors, et bien avant que j’eusse atteint sa chambre, l’idée de son pauvre sourire me cueillit, me transporta près d’elle, me fit m’agiter autour de son lit, tapotant un coussin, tirant une couverture, avant de me déposer sur une chaise à son chevet.
Je caressais son visage et il me remercia, ce grand sourire du pont des âmes, maintenant tordu mais toujours à moi seule réservée.
Il vient du plus loin de mon enfance et de notre complicité quand au cours de nos déjeuners en tête à tête je l’invitais à sortir pour accueillir un visiteur imaginaire et qu’elle revenait dépitée pour s’apercevoir que sa nourriture avait été poivrée, m’assurant haut et fort que je ne l’y reprendrais plus mais se laissant persuader à nouveau quelques semaines plus tard ; ou quand elle m’apprenait des chansons que je reprenais sans même s’apercevoir que ça ne voulait rien dire parce qu’ignorant le sens des paroles originales, elles les avaient oubliées et remplacées par d’autres aux sonorités voisines.
Il y a des quelques mois, une attaque l’avait coupée en deux, lui laissant un bras, un œil, une jambe et sans doute la moitié d’une conscience. Le corps médical -la jugeant trop faible- ne s’était pas attaché à l’idée d’une rééducation, la laissant là, pityable chose, uniquement préoccupée de se lever pour aller chier.
Ainsi régulièrement, elle pointait son index, s’appuyait sur son bras, roulait son œil, me menaçant, me suppliant, m’implorant de l’aider à ne pas se couvrir de fange. Je jouais des mêmes registres : j’ouvrais parfois brusquement son lit et l’invitais à en sortir puisqu’elle le voulait tant ou j’essayais, en l’occupant des échos de la vie, de la distraire de son idée fixe.
Contrairement à toute logique et en raison même de leur unique et pitoyable thématique, les propos que j’échangeais avec ma grand-mère suffisaient à me combler. Dédaigneuse du sens, je me complaisais dans la structure de nos échanges où je retrouvais, où je distillais les principes et le mode de nos jeux d’autrefois.
Peut-être aussi que j’étais devenue seulementsensible à la continuation de la vie, à la persistance du souffle. Au fil du temps, par amour, par lâcheté on peut pulvériser l’idée de la dignité, on peut se laisser aller au niveau zéro d’exigence.
Elle était maintenant immobile, paisible et sans revendication. je lui pris la main -qui n’était déjà presque la sienne car les mains de ma grand-mère avaient toujours été rouges et hâlées, plissées, avec des cals à l’intérieur et des entailles noires comme la terre à la différence de celles-ci bien trop molles, chaudes et blanches- et chantais doucement sa chanson : « Oh mamie, oh mamie mamie bloune, oh mamie bloune… », un hymne inventé de concert avec mon cousin pour lui prêter les caractéristiques de la Bloune, un cours d’eau fantasque qui se découvrait en période de crue.
On apporta le dîner et je l’aidais à manger. Aussitôt après, elle s’endormit. Machinalement, je la veillais, épiant son souffle, creusant sans succès son silence.
Sa voisine, une vieille gisante, m’interpella : « Elle est bien tranquille aujourd’hui la grand-mère…C’est pas comme d’habitude ! ». Je restais sourde. Pourtant, je sus que l’absence prochaine et définitive de ma grand-mère me rendrait sensible à la pénmbre cassante et fragile des vieux dont son existence m’avait jusqu’àlors protégée. D’avance j’exécrais cette dilution, ce reniement de l’amour dans une sensiblerie qui signe sa stérilité par l’adoption d’un terme générique : les vieux…Comment peut-on aimer « les vieux » ?
Je l’ai quittée. Vite et intensément, comme on se coupe un bras. Dehors, la nuit s’installe. Je fais quelques pas avec l’impression d’être un pantin posé sur le globe, occupé à franchir le sommet de la planète et prêt à dévaler sur l’autre versant. A petite allure, je prends le chemin de la maison, laissant l’habitude me guider sur les routes de campagne.
Mon mari est sorti. Il y a sur le frigo un article découpé du Monde, le compte-rendu d’un procès : « Après une dernière lettre d’amour, Jacques, quatre-vingt-trois ans, avait tué Geneviève, quatre-vingt deux ans, atteinte de sénilité profonde. Les jurés de la Cour d’assises de Poitiers l’on acquitté, mercredi 9 décembre… »
Nouvelles Larmes au poing
Mariée, sans enfant, à 31 ans, Joëlle Rassat habite Soyaux en Charente. Elle est formatrice au Greta pour personnes en difficulté. En décembre 1991, alors responsable d’un centre de formation d’apprenti, elle perd son emploi et décide d’écrire quelques nouvelles. Comédie philosophique, récit fantastique, elle ne s’attache à aucun genre particulier. C’est la premières fois que cette ancienne étudiante en droit, passionnée de Bataille et de Malcom Lowry adresse l’un de ses écrits. Peut-être avec un peu de regret, puisque le début de sa nouvelle Larmes au Poing lui semble ambigu et manquer globalement de légèreté et d’humour. Dernier livre acheté : les Mémoires de Tennessee Williams.