Si la publication de révélations soi-disant biographiques reste très à la mode, très commerciale, à notre époque de consommation de scandales et de petits potins, Charles Juliet, dans le quatrième tome de son journal, ne cède ni à l’intimisme ni au voyeurisme, mais à une nécessité intérieure : celle de continuer le travail ébauché -la marche de la parole intérieure.
Avec la même rigueur que dans l’écriture poétique, il se parle, nous parle, et continue d’apprendre la parole, dans la clarté, la rencontre, la connaissance de soi.
Le poète traverse l’anecdotique d’un même pas léger, et le je du récit ne ferme, n’obture rien, bien au contraire, le lecteur est propulsé.
A la table d’un restaurant, à Tübingen, comment résister à ce petit cadeau que la vie sait offrir : une femme vient de s’asseoir à nos côtés. Comment ne pas vibrer avec Annerose devant les tombes de Uhland et Hölderlin dans le déclin du jour entre les magnifiques bouleaux et les petits bouquets de fleurs fraîches. Comment ne pas s’accroupir avec ces enfants, dans la rue, devant une immense bande de papier blanc, un pinceau à la main. Comment ne pas naître à soi-même le 17 septembre. Ou se surprendre à aimer Florence.
Dans cette déambulation, le voyage est au-dehors et au-dedans, et sur un même rythme, l’homme et l’écrivain se parlent, effleurent les femmes comme des mots, des mots comme des femmes. Aucun bavardage, mais plutôt un dialogue clair, profond : singulièrement l’intensité de certains instants n’exclut pas le lecteur mais l’emporte dans la pulsation d’un autre souffle, d’un autre regard. Dans la ressemblance.
Loin des récits narcissiques, mais avec la saveur et l’exigence de dire les choses, de rendre à l’autre une image, un reflet, une tendresse, Juliet exhume un moi, une identité que l’enfance a empêchée, dans un appétit du regard et de la sensualité, comme une faim dévorante du monde. C’est avec la même énergie qu’il brosse les portraits qui bouillonnent en lui.
Pour avoir dépassé l’obscur et la souffrance des premières années, Juliet devient spectateur d’une humanité qui le fascine et dont il partage l’émotion, la compassion claire.
Ses notes d’écrivain tissent des liens avec une méditation qui creuse, approfondit une mémoire de plus en plus unifiée, comme parlant à travers le chaos du temps et de l’espace, d’un même centre profond. Les jours se déroulent dans les cercles d’une spirale. Chaque page révèle le déroulement d’un existence tendue de toutes ses forces vers le tumulte de l’écriture.
De naissance en naissance, dans la longue remontée de sa solitude, Juliet nous apprend l’obstination, la force de caractère, la ferveur.
« Mon temps n’est pas encore venu », écrit-il en écho à l’ancienne blessure. Le journal est la remontée de ce temps singulier, universel, fragile, le temps donné à l’être pour qu’il nous submerge. Le livre se referme sur les pages magnifiques d’une confidence qui donne à l’homme et à l’œuvre toute leur profondeur.
Accueils, Journal IV(1982-1988)
Charles Juliet
P.O.L.
370 pages, 150 FF
Domaine français Hisser les mots vers la vie
février 1994 | Le Matricule des Anges n°7
| par
Dominique Sampiero
Un livre
Hisser les mots vers la vie
Par
Dominique Sampiero
Le Matricule des Anges n°7
, février 1994.