Au fur et à mesure qu’il avance dans la rédaction de ce qui sera son dernier roman, Brautigan voit son projet initial - « écrire un livre qui suivrait les événements de ma vie comme une carte-calendrier » lui échapper. C’est que Cahier d’un retour de Troie n’est pas un « livre normal » : il fait preuve de « malice chronologique et se plie de plus en plus à la façon dont la vie se déroule ». Ce que veut Brautigan, c’est faire un livre plein, continu, sans rupture : « Je crois que j’ai compté les mots des premières pages de ce livre parce que je voulais éprouver le sentiment de sa continuité ». Si ce Cahier d’un retour de Troie n’est pas « normal » c’est parce qu’il est le lieu d’une expérience-limite : celle qui consiste à abolir la distance entre la littérature et la vie. Brautigan s’y met en scène, écrivant le texte même que nous lisons. Il essaie d’écrire « en direct ». Que le narrateur s’absente : « Je crois que je vais m’arrêter une seconde. Je vais me lever et aller me ballader un peu dans ce paysage du Montana », et il nous raconte ce qu’on pourrait appeler, par analogie avec le hors-champ cinématographique, le hors-texte : « Me revoilà. Oh, je suis allé marcher un peu du coté de chez mes voisins, toujours pas rentrés, et puis j’ai retraversé le torrent, la neige, etc ». Il n’y a pas de « trous » dans ce livre qui égale la vie. A tel point que Brautigan renonce à toute maîtrise sur ce texte vivant, aussi vivant que l’épisode mexicain de Retombée de sombrero qui se développait indépendamment de son auteur dans une corbeille à papiers. Brautigan n’est plus l’auteur, il est le livre : « Être ce livre dans son devenir ne fait qu’accentuer mon désarroi au jour le jour ». Au moment de conclure, il se dit incapable d’être ce livre et de l’avoir en main : « A ce stade, vous en savez plus que moi sur ce qui s’est passé avant. Vous avez lu le livre. Pas moi. Naturellement, il y a des choses que je me rappelle, mais je me trouve à présent très désavantagé. Au moment de finir, je me trouve littéralement au creux de votre main ».
A l’abandon, à la dérive, ce récit est effectivement à l’image de la vie de Brautigan à l’époque où il l’écrit. A la mort symbolique de l’auteur que ce Cahier d’un retour de Troie met en scène succédera un suicide bien réel en 1984. Bien que possédé par la « folie » poétique pour laquelle on aime Brautigan -qui d’autre pourrait nourrir le « fantasme » de se faire photographier avec un poulet dans les bras à Hawaï, trouver exotique de manger un hot dog en Alaska, rêver de rencontrer une nouvelle maîtresse en faisant ses courses au supermarché ?- ce récit est pourtant traversé par l’évidence de la finitude. Un véritable sentiment tragique, qui n’a pas grand rapport avec le tragique au sens d’Euripide, s’y exprime : pour preuve, la très belle méditation sur le souvenir que suscite la visite du cimetière japonais de Hawaï. Mais si un fond d’angoisse le porte, ce texte n’est en rien la confession d’un auteur dépressif. « J’éprouve du plaisir à contempler le corps d’une femme qui s’ébroue dans les champs de l’intelligence », écrit-il. Et c’est avec une femme qu’il discute la très sérieuse question de la « moralité du suicide » : « Je l’interromps en disant : « Montre-moi tes seins », et la femme me montre ses seins sans un seul temps mort dans la conversation comme si c’était la chose la plus naturelle du monde que je veuille voir ses seins pendant que nous sommes en train de parler du suicide ». Et si ce suicide était un acte de vie et non pas une dernière tentative pour la contrôler ?
Cahier d’un retour de Troie
Richard Brautigan
traduit de l’américain
par Marc Chénetier
Christian Bourgois
153 pages, 90 FF
Domaine étranger Brautigan hors-champ
février 1994 | Le Matricule des Anges n°7
| par
Christophe David
En 1983, Brautigan laisse un manuscrit à son traducteur Marc Chénetier. Premiète parution mondiale de ce roman interactif et prophétique.
Un livre
Brautigan hors-champ
Par
Christophe David
Le Matricule des Anges n°7
, février 1994.