Au Panthéon des écrivains infréquentables, il serait injuste de ne pas concéder une petite place à Ladislav Klima. Ce romancier, philosophe et journaliste aura trop longtemps pris malin plaisir à enfiler le rôle du vilain canard, affolant les convictions établies et barbouillant d’immondices les sacrosaintes règles du jeu social pour lui refuser sa condition d’hérétique universel. Sceptique amer, solipsiste convaincu, nihiliste aux allures de brigand, ce Tchèque né en 1878 et mort cinquante ans plus tard de la tuberculose aura composé à l’attention de l’humanité une œuvre toute de piraterie et de démesure, au forceps, coups de gueule, vomissures et jurons compris, avec de sauvages ricanements en arrière-plan. Son existence n’a rien d’une sinécure. Misérable et vouée à l’éthylisme (Klima était un gros consommateur d’alcool à brûler et de rhum), elle l’aura détourné, doux euphémisme, d’une trajectoire disciplinée.
Klima regarde l’humanité droit dans les yeux et ce n’est pas les larmes qui lui viennent. Dans ses romans, (citons Les Souffrances du prince Sternenhoch ou Le grand Roman, toujours à La Différence) la fiction -parabole du monde- engendre sa cohorte de monstruosités boursouflées. En mélangeant les lieux et le temps, sur cette vaste scène dégénérée se joue une féconde barbarie : tortures, incestes, infanticides, déviances sexuelles. Voilà le monde ! Et Klima, avec mépris, nous le jette en pâtures !
Ainsi la présente traduction de son premier texte Le Monde comme conscience et comme rien, paru en 1904 et qui formera avec Traités et diktats ses deux uniques livres de philosophie, révèle avec davantage d’acuité la fibre de cet engagé enragé.
Animé par une « haine active contre le hors-moi, le monde extérieur », Klima refuse la paix et poursuit son travail de destruction en récurant les conventions et récusant toute forme de logique. Aussi convient-il d’aborder Le Monde comme conscience et comme rien avec un minimun de tolérance, en faisant fi des lectures passées et des croyances à venir. Klima jette tout au vide-ordures. Mis à part Napoléon, incarnation parfaite de « l’homme viril », et dans lequel il voit la « dernière tentative pour infuser un peu de vie dans le corps pourrissant » de l’humanité, et peut-être Nietzsche (trop « sentimental » malgré sa « grande force de volonté »), Klima s’escrime à écrouler des châteaux de carte avec une fureur frénétique. Dans le désordre : la philo-sophie ne serait donc qu’ « un poignar-dement de fantômes », la réflexion, « une suite sans fin de rebuffades, de défaites, d’échecs », la pensée, une belle « falsification », la non-violence, « une lâcheté », le poète, « la bouffissure faite chair(…), la plus vaniteuse des femmes (…) un lépreux qui prend un plaisir tout particulier à exhiber ses abcès ». Cette déclaration de guerre formulée au monde entier répond à une certitude. Selon Klima, le monde n’a pas de sens, ne serait qu’ « une planète fictive », jouet ou baudruche de notre propre conscience et que la Volonté s’amuserait à créer perpétuellement. Supplicié et bourreau à la fois, ce grand prophète des abîmes ne prévoit donc pas la fin du monde -puisqu’il n’existe pas. Il dit simplement avec une hargne de désespéré que la vie n’est qu’une pantomine, théâtre du faux-semblant dans lequel l’absurde règne en maître. Il faut en rire ou s’en plaindre. Klima a choisi l’outrage. Comme intime conviction.
Le Monde comme conscience
et comme rien
Ladislav Klima
Traduit du tchèque
par Erika Abrams
La Différence
210 pages, 138 FF
Essais Le retour de Diogène
juin 1995 | Le Matricule des Anges n°12
| par
Philippe Savary
A quoi sert la philosophie, la morale, les sciences ? A rien, sinon à jouer selon Klima, un dingue de la provoc qui entreprend de répondre à Schopenhauer.
Un livre
Le retour de Diogène
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°12
, juin 1995.