L’an dernier, les éditions Phébus nous faisaient découvrir Torre del Mar, un roman de Norman Lewis écrit en 1955. L’écrivain y peignait la vie dans un petit village de Catalogne. Aujourd’hui, les mêmes éditions nous offrent la traduction du Chant de la mer (1984), qui, bien que traitant exactement le même sujet, n’est pas un roman, mais une chronique, celle de trois années passées par l’auteur en Espagne au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Les similitudes entre l’œuvre de fiction et le document que trente années séparent sont nombreuses, sources d’infinies comparaisons, et l’enchantement de la lecture est le même.
Norman Lewis, après avoir travaillé pour l’Intelligence Service pendant la guerre, éprouva le besoin de s’exiler loin de son Angleterre, dans un village catalan au bord de la Méditerranée, Farol, que l’on peut opposer symboliquement à El Ferrol, cet autre port au bord d’une autre mer, là où naquit Franco, en Galice.
L’ombre de Franco plane ici, même s’il n’est question de lui que sous la forme de ces gardes civils qui font chaque année une furtive apparition à Farol. Ils viennent vérifier si les noms des bateaux des pêcheurs ne sont pas trop subversifs. Celui qui leur déplaît le plus n’est autre qu’ « Intelligence », qu’ils suggèrent de remplacer par un nom de saint. En revanche, ils ne réagissent pas devant « Una Grande Liebre » (« Un gros lièvre »), alors que le lecteur hispanisant aura compris qu’il s’agit d’une déformation qui tourne en dérision la devise de l’Espagne franquiste : Una, Grande, Libre.
Ce village catalan est une microsociété truculente sur laquelle l’étranger pose un regard candide et respectueux. C’est cela qui est remarquable chez Norman Lewis, cette façon de s’oublier pour laisser la place, toute la place, à ce qu’il regarde, à ce qui l’entoure. Il ne parle pas, il écoute. Pas la moindre trace d’égocentrisme chez ce narrateur qui s’efface devant son sujet avec la plus grande humilité. On sait seulement qu’à force de patience il est accepté par la communauté très fermée des pêcheurs.
Sur cette côte méditerranéenne, Farol, le village des chats, a pour voisin et ennemi Sort, le village des chiens. Tous les deux disparaîtront quand le promoteur Muga étendra sa grosse patte corruptrice sur le littoral. La fin du Chant de la mer peint la décadence de ces villages brisés, salis, défigurés par le tourisme. On lit le cœur serré l’amère description -par ailleurs fort savoureuse- des espagnolades créées pour les vacanciers, tout comme on frémit devant la réaction des villageois dont bien peu résistent à l’envahisseur, oubliant leur métier de pêcheurs, qui est pourtant, dans toute son âpre difficulté, l’essence de ce livre admirable. À cet égard, l’épisode de la pêche aux escarmalans dans l’eau glacée fait pendant à celui de la pêche au mérou dans Torre del Mar.
Quant aux personnages, hauts en couleur et pleins de superstitions, ce sont les mêmes, à peu de choses près, que ceux que l’on avait aimés dans le roman. À partir de quarante ans, ils ne se lavent plus. Les hommes touchent du fer comme nous touchons du bois, et leurs testicules quand ils n’ont rien d’autre sous la main. Le curé fait boire du vin à ses chats pour les consoler de ne pas avoir d’âme.
On est heureux de retrouver la langue pure et claire de Norman Lewis, bien rendue par les traducteurs. Il faut lire ce Chant de la mer, un chant nostalgique à la Méditerranée, comme le dit si joliment le titre original : Voices of the old sea.
Le Chant de la mer
Norman Lewis
traduit de l’anglais
par Éric Chédaille
et Delphine Bouffartigue
Phébus
287 pages, 134 FF
Domaine étranger Un chant à la Méditerranée
septembre 1995 | Le Matricule des Anges n°13
| par
Isabelle Dupré
La langue pure et claire de Norman Lewis vient s’échouer sur les côtes d’un petit village catalan. L’auteur anglais y peint la décadence avec truculence.
Un livre
Un chant à la Méditerranée
Par
Isabelle Dupré
Le Matricule des Anges n°13
, septembre 1995.