Il est des romans qui font penser à des mines, ces bombes qui n’attendent qu’une imprudence pour exploser. Le Bleu du temps d’Hubert Haddad est de ceux-là. La mécanique sur laquelle il repose multiplie les aiguillages, les circuits dérivés. A priori, cette histoire de peintre retiré dans un Londres brumeux, désireux de fuir un passé glorieux aurait de quoi, simplement, séduire. Mais Hubert Haddad, y imprime une atmosphère lourde qui en dit beaucoup plus sur la nature de son projet.
Ainsi, Gabriel Hantrovicz, le peintre, habite-t-il un étrange quartier, en périphérie du centre de Londres, derrière un chantier abandonné qui laisse voir « une masse d’abattage (…) au pied d’une grue à demi basculée contre un pan de mur tout étoilé de tapisseries, fleurs et guirlandes, et de saignées de canalisations assombries de mousse ». Son appartement est un squat que l’on atteint par un tunnel piétonnier, véritable passage souterrain entre deux mondes. Là, dans cet antre et sous un pseudonyme, le peintre cherche à « atteindre la forme pure (le) chiffre de la lumière ! Cette œuvre se dégagerait de la réalité, elle en serait l’accroc, la déchirure. » Alors qu’il travaille sur ses toiles abstraites, irrationnelles, la police vient enquêter dans le quartier après le meurtre d’une jeune femme dont le sang noir macule maintenant le tunnel. Autre peinture assurément !
Hubert Haddad excelle à mêler cette quête policière et celle qui hante le peintre, et il réussit à jeter la confusion : où se situe la réalité, où le rêve, la création ?.
La rencontre avec Christel Paal (grande importance des noms propres), jeune fille épileptique et mystérieuse apparaît d’abord comme l’image inconsciente de la jeune morte. Hantrovicz la découvre nuitamment, couchée devant sa porte comme un cadavre, évanouïe à la suite d’une crise d’épilepsie. Tout se passe comme si, le peintre, enfermé dans sa solitude, avait trouvé le passage (le tunnel) vers l’autre monde, celui des pulsions, celui de l’art, et qu’il en ramenait plus que des visions, des corps. Une des plus belles scènes du livre le montre déshabillant Christel après une nouvelle crise : « Elle se tordait comme un poisson hors de l’eau ; ses cuisses battaient le sol et se nouaient. Un jet d’urine lui brûla soudain l’avant-bras. En même temps, dans un relâchement d’agonie, la bouche écumait et la vulve se répandait. La beauté de Christel ne lui parut jamais plus bouleversante qu’à cet instant. (…) Il la voyait toute dès lors, du fond des yeux et des entrailles, plus nue qu’un cadavre disséqué, mais belle, odieusement. » Ce n’est pas un hasard si cette scène se trouve exactement au cœur du livre.
Si Le Bleu du temps s’érige sur une construction faite d’enchevêtrements, de superpositions, l’écriture d’Hubert Haddad s’accouple parfaitement à ses méandres. Lyrique souvent (afin de nourrir les paysages), absconse d’autres fois (faire sentir sans faire savoir), elle s’approprie la langue comme un lierre le tronc d’un arbre. Comme le pan de mur du chantier, elle se doit de révéler les « tapisseries, fleurs ou guirlande et (les) saignées de canalisations », elle se doit de disséquer le monde tel qu’il apparaît sous la « déchirure » et « l’accroc » que l’artiste fait à la surface du monde.
L’écriture, la peinture comme arme absolue ? Pourquoi pas ? Comparer un roman à une mine n’est pas si saugrenu ; il n’y a qu’à entendre ce que dit l’inspecteur chargé du meurtre du tunnel lorsqu’il prend congé d’Hantrovicz : « je vous considère comme plus coupable que n’importe qui, plus coupable que moi ! Vous jetez le trouble, comprenez-vous ? (…) Je prierais même que les guerres et les catastrophes naturelles sont le résultat du travail de sape que vous et vos semblables menez à l’encontre de la saine réalité. »
En pleine opération Vigipirate, on se demande ce que fait la police…
Le Bleu du temps
Hubert Haddad
Zulma
190 pages, 100 FF
Domaine français Les accros d’Haddad
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Thierry Guichard
Le Bleu du temps explore l’antichambre dans laquelle tout réateur reçoit ses pulsions. Au risque d’enfermer lelecteur sous la surface des choses.
Un livre
Les accros d’Haddad
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.