Pour Edward Morgan Forster, romancier anglais né en 1879, écrire des nouvelles était peut-être une manière de se reposer de l’écriture, de libérer son imagination en laissant de côté, l’espace de quelques heures ou de quelques jours, l’œuvre à faire. On ne retrouve pas grand-chose, ici, des longues analyses psychologiques, souvent laborieuses, de Howards End ; la volonté de rendre compte des transformations d’une époque ou de s’engager, comme Forster le fit en 1924 avec Route des Indes, dans le débat public, est absente de ce recueil. Bien sûr, quelques thèmes relient ces récits aux autres textes de l’écrivain. Un passage décrivant une excursion dans la campagne anglaise lui permet de cerner les rêveries et la vanité d’une bourgeoisie provinciale du début de ce siècle. La confession d’un homme d’église, dans L’Ami du vicaire, repose sur le même humour que celui qui caractérise son premier livre (Monteriano Christian Bourgois 1982) : c’est un humour qui s’exerce d’abord sur les « personnes exquises » ou « distinguées », les notables, les prêtres, les colporteuses de ragots, et qui résonne pour nous avec un timbre un peu désuet. Ces nouvelles se signalent pourtant par une insouciance et une dimension onirique que l’on ne retrouve pas dans les romans de Forster. Le titre donné dans l’édition française à cet ensemble de textes est donc significatif : l’auteur, semblable au narrateur de la première nouvelle, a abandonné un moment « la monotonie de la grand-route » pour passer « de l’autre côté de la haie ». Pour son plaisir, il imagine des histoires qui se font et se défont d’elles-mêmes, des histoires aux contours flous qui tirent justement leur charme de cette absence de contrainte. On y suit un enfant qu’un « omnibus céleste » conduit jusqu’au paradis des poètes. On y entend les collines crayeuses du Wiltshire « se chanter des chansons à travers les vallées, comme elles le font souvent lorsque l’atmosphère est calme… » La Machine s’arrête, longue nouvelle d’anticipation, surprend, de la part d’un écrivain habitué à dépeindre un monde historique réel, avec ses conventions sociales, ses formes de vie et ses contradictions. Rédigé - comme toutes les nouvelles rassemblées ici - avant 1914, ce récit a peut-être inspiré George Orwell, qui publia 1984 après la Seconde Guerre mondiale. Mais Forster ne paraît pas vraiment à l’aise dans ce genre littéraire. Il l’aborde de façon abstraite, comme s’il était surtout soucieux de laisser une piste de travail aux écrivains qui viendront après lui. L’au-delà l’inspire davantage. Plusieurs routes conduisent, dans ce recueil, au paradis : la plus conventionnelle, celle qu’emprunte M. Andrews dans l’avant-dernier texte, consiste, « après une existence bienfaisante et honorable », à laisser son âme s’élever « vers le Siège du Jugement ». Mais ce n’est pas celle que l’auteur semble préférer. Un autre chemin est ouvert, dans une autre nouvelle, par un arc-en-ciel composé « non pas de clarté solaire et d’orage », mais de la lumière de la lune et des embruns d’une rivière (L’Omnibus céleste). C’est cette voie que Forster choisit, finalement. Elle ne mène pas au Paradis des chrétiens, mais au séjour où les poètes et les écrivains se reposent, en compagnie de leurs personnages. Le lecteur n’est pas obligé de s’y attarder ; il peut se contenter d’y faire un tour.
De l’autre côté de la haie
E. M. Forster
traduit de l’anglais
par Anouk Neuhoff
Christian Bourgois
202 pages, 95 FF
Domaine étranger Le paradis d’E.M. Forster
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Dimitris Alexakis
Est-il possible d’écrire comme on rêve ? E.M. Forster, dans ses romans, n’en a pas pris le risque. Publication du dernier volet de ses nouvelles.
Un livre
Le paradis d’E.M. Forster
Par
Dimitris Alexakis
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.