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Intemporels Les courses éperdues de Branimir Scepanovic

novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14 | par Thierry Guichard

Bâtisseur d’improbables scénarios, le Monténégrin Branimir Scepanovic dresse des cathédrales de lumière sur la boue de l’âme humaine.

La Bouche pleine de terre

Le « grand grand monument » de la littérature qu’évoquait Linda Lê dans le MdA N°13, La Bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, a été publié pour la première fois en français en 1975 par L’Age d’Homme. Sa réédition date de 1993.
Récit fulgurant et visionnaire d’un écrivain yougoslave né en 1937, La Bouche pleine de terre raconte la fuite d’un homme pourchassé à travers une vaste forêt proche du Monténégro. L’auteur fait alterner le point de vue des poursuivants et celui du fugitif dans une course haletante, symbolique et métaphysique.
Rien, pourtant, ne pouvait annoncer le drame qui se joue. Dans un paysage champêtre, que la richesse d’août fait éclater de mille feux, deux amis chasseurs campent « comme enivrés par l’âcre odeur de la forêt ». Dans le même temps, un homme déterminé à se donner la mort, se rend dans son Monténégro natal, afin d’y trouver la paix éternelle. Désireux de fuir la tentation de vivre, il quitte le train lors d’un arrêt pour continuer dans la nuit, à pied. « Il savait seulement que jamais il ne reverrait ces petits villages monténégrins où il avait connu jadis le bonheur et la souffrance, car, en cet instant, il plongeait ses regards en lui-même comme dans les profondeurs de la nuit et faisait, sans une larme, ses adieux au monde entier. » Ses pas vont le conduire vers le campement des deux chasseurs. Leur rencontre ressemble un peu à celle d’animaux sauvages, surpris de voir qu’ils ne sont pas seuls à hanter la forêt. On se regarde de loin, on se jauge presque. Avant que quiconque ait parlé, le suicidaire, dont on apprend qu’une maladie le condamne, rebrousse chemin et s’enfuit. Les deux campeurs sont surpris. Ils décident de lui courir après, « nous voulions seulement lui expliquer qu’il était stupide de se sauver et que, s’il avait des ennuis, nous ne demandions qu’à l’aider ». Commencent alors soixante-dix pages de poursuite. Au désir de venir en aide, va succéder chez les poursuivants, de la colère puis une haine farouche aiguisée par la chaleur, les ronces, l’incapacité à rattraper le fugitif : « En fait, cette haine que nous avions pour lui était comme un désir terrifiant et merveilleux ». De cette situation, presque surréaliste, Scepanovic fait une parabole puissante et prémonitoire en élargissant le cercle des poursuivants. C’est d’abord un berger qui pense avoir reconnu un voleur dans le fugitif, puis un garde forestier qui trouve dans la traque le moyen d’affirmer son désir de pouvoir. D’autres, encore, vont se joindre à la meute déchaînée après un être dont aucun ne connaît ni l’identité ni l’histoire. En alternance donc, nous est donnée, à nous seuls lecteurs, l’errance psychologique du fuyard qui va, dans cette course hors d’haleine, trouver la voie d’une ineffable lumière : « il sentit s’élever dans sa poitrine et se répandre dans tout son corps, comme une vague de feu, un désir violent, inexplicable, de voir la mer ! » Lui qui fuyait la compagnie des hommes juste pour réussir son suicide, découvre, dans sa longue course, à quel point son existence s’est jouée dans les marges de la vie. Et dans cette nature luxuriante que l’auteur excelle à décrire, il va ressentir l’impérieux besoin de rattraper le temps perdu. Retrouvant des souvenirs de son enfance, le fugitif court, dans l’éblouissement du soleil, vers la connaissance suprême. Le roman prend alors des accents mystiques sans, pour autant, s’égarer.
Avec La Bouche pleine de terre, Scepanovic pourrait faire figure de visionnaire. Son analyse du comportement de la foule des poursuivants, la mécanique de la haine qu’il démonte sobrement, éclaireront ceux qui voudront voir dans ce roman l’annonce de la guerre qui a conduit la Yougoslavie au suicide. Mais l’auteur est plus attaché à révéler la « vérité » de l’homme que celle des nations. Ainsi, dans la nouvelle qui ouvre et donne son titre au recueil La Mort de monsieur Golouja, paru en 1978 à L’Age d’Homme, Scepanovic reprend-il le thème du suicide et celui du rapport de l’individu à la collectivité. Monsieur Golouja est un étrange personnage, descendu dans un village où les habitants s’interrogent sur les raisons qui le poussent à rester chez eux. Ne supportant plus l’interrogation, certains villageois vont questionner monsieur Golouja. Sommé de répondre, ce dernier prétend être venu ici pour se donner la mort. Dès lors, sa vie va changer. Elevé au rang de héros emblématique, monsieur Golouja va bénéficier de la générosité de chacun y compris des femmes du village. Longtemps. Jusqu’à ce que les villageois, enfin sceptiques, exigent qu’ait lieu le suicide tant attendu.
La nouvelle de Branimir Scepanovic fonctionne à merveille et la scène où son personnage s’apprête à faire le grand saut est propre à glacer le sang.
La fable fonctionne de même dans la dernière nouvelle (La Honte) de ce recueil qui montre un homme mourant sur le bord de la route et que personne ne voudra finalement secourir. Seul, rejeté de la collectivité, l’individu se retrouve face à lui-même et risque alors de découvrir quelque chose qui ressemble à un grand néant lumineux.
Le deuxième roman traduit en français de Scepanovic est sorti en 1981 à L’Age d’Homme. Le Rachat raconte comment un chauffeur-routier se retrouve dans le village où un quart de siècle plus tôt il avait durant la guerre sauvé plus de 70 otages. Pour se souvenir de cet acte les habitants du bourg ont dressé une statue de bronze à notre héros. Avec ce détail : pour eux, leur sauveur, Grégoire Zidar a trouvé la mort lors de son exploit. Notre héros n’est donc pas cru par les villageois qui vont l’interner pour avoir voulu remettre en cause l’Histoire. Le Rachat est un roman magistral en cela qu’il creuse encore un peu le sillon tracé par La Bouche pleine de terre et les nouvelles de La Mort de Monsieur Golouja. Avec une simplicité presque désespérante (on n’échappe pas à la logique des événements), l’auteur décortique une nouvelle fois les rapports de l’individu avec la collectivité, ceux du bourreau et de sa victime. Scepanovic, comme beaucoup de grands écrivains, écrit finalement toujours le même livre. Un livre sombre, un cauchemar allégorique mais réaliste, une machine à ne pas dormir la nuit. Nous sommes sur terre pour expier une faute, semble nous dire l’auteur. Laquelle ? La mort seule, peut-être, nous le dira.

* Outre les trois titres évoqués ici, un roman L’Été de la honte est paru en 1992 aux éditions Le Milieu du jour et la nouvelle L’Autre Temps dans le recueil collectif Trois Récits fantastiques slaves à L’Age d’Homme en 1977.

La Bouche pleine de terre
Branimir Scepanovic

traduit du serbe
par Jean Descat
L’Age d’Homme
84 pages, 80 FF

Les courses éperdues de Branimir Scepanovic Par Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°14 , novembre 1995.
LMDA PDF n°14
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