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Domaine français Un pêcheur en eaux troubles

février 1996 | Le Matricule des Anges n°15 | par Thierry Guichard

L’écriture de Pierre Michon est comme un piment mexicain : il suffit de peu pour en avoir plein la bouche ; à ceciqu’avec Michon le goût est riche de mille finesses, de saveurs diaprées. Un festin pour nous.

On a longtemps attendu de l’auteur des Vies minuscules une chose à laquelle Michon lui-même aurait voulu accoler le nom de grand-œuvre. On a lu des extraits dans la NRF et dans la revue Théodore Balmoral d’une puissante promesse qui s’intitulait alors L’Origine du monde. Un projet si vaste et si plein qu’il semblait écarter son auteur de toute publication depuis Rimbaud, le fils. On s’en pourléchait les babines. Au festin les convives étaient déjà attablés et râlaient amicalement d’une attente qui intensifiait leur faim. Et voilà qu’aujourd’hui la couverture jaune des éditions Verdier nous amène le grand plat : un livre taille manequin qu’on aurait pu prendre comme apéritif s’il n’avait été accompagné d’un livre plus mince encore Le Roi du bois (texte paru précédemment aux éditions Infernales et dans la revue Théodore Balmoral). Et cela ne porte plus le nom prévu : L’Origine du monde (ce titre n’est pas rien) s’est changé en La Grande Beune. À première vue, il y aurait de quoi jeter sa serviette dans l’assiette vide devant ce plat digne de la nouvelle cuisine. Mais il suffit d’en soulever la cloche et le fumet aussitôt envahit l’espace. Il suffit de se plonger dans les quelques 90 pages de La Grande Beune pour comprendre qu’il s’agit là d’un des plus gros livres qu’il ait été donné de lire ces dernières années. La Grande Beune est une architecture immense, cristalline et organique, composée de quelques atomes nécessaires et suffisants à créer la vie. Pierre Michon compte parmi les plus grands prosateurs francophones ; mais dire qu’il a un style somptueux revient, ici, à ne rien dire. Chaque phrase qui compose ce chant ouvre des espaces où le regard se perd. On pourrait remplir des pages et des pages sur cette écriture où l’extrême intelligence ne nuit pas à la sensualité. Montrer comment le paysage que décrit l’auteur renvoie sans cesse à la Femme avec ses pluies qui « se jettent aux fenêtres », avec les « lèvres de la falaise », les trous sombres où plongent le regard des hommes. Chaque phrase, dans son rythme, dans ses sonorités, dans son agencement est porteuse d’images.
D’un cul-de-sac où débarque en 1961 le narrateur nommé instituteur à Castelnau (« c’est perdu ; des autobus partis le matin de Brive ou de Périgueux vous y larguent fort tard, en bout de tournée »), Pierre Michon fait le centre, l’origine, du monde : « On le sait : sous ces lieux beaucoup d’eaux coulent, qui dans le calcaire font des trous. Au-dessus de ces trous pendant des années innombrables des rennes transhumèrent, qui de l’Atlantique remontaient au printemps vers l’herbe verte de l’Auvergne dans le tonnerre de leurs sabots, leur immense poussière sur l’horizon, leurs andouillers dessus, la tête morne de l’un appuyée sur la croupe de l’autre ». La grande Beune, la rivière qui coule là symbolise l’origine du monde et la source du savoir puisque c’est là que « les hommes descendaient dans les grottes et faisaient des peintures. Pas tous les hommes : ceux-là seulement qui avaient la main plus déliée, l’esprit plus prompt ou contourné, les cœurs célibataires qui allaient la nuit chercher sens dans les flaques des Beune, ne l’y trouvaient pas et ramenaient à la place des pierres opaques qui font sens, des mots et des combinaisons de pierres et de mots qui font sens ». Ces hommes sont bien les lointains ancêtres de notre narrateur, célibataire taraudé par la beauté charnelle d’Yvonne, la buraliste. Homme de savoir qui cherche dans les pierres préhistoriques que lui amènent les enfants le sens de ce qui sera son existence. Ces hommes sont bien aussi les ancêtres lointains de Pierre Michon lui-même qui cherche dans les combinaisons de mots un sens que les mots seuls ne parviennent pas à dire. Et c’est bien à cela qu’est utile la littérature. À faire aux murs de nos grottes intérieures les mêmes peintures qu’autrefois. Car ne nous y trompons pas, La Grande Beune ne nous raconte pas une histoire mais nous plonge au cœur de ce que nous sommes. C’est de cette origine-là aussi qu’il est question et cela s’appelle le désir. Ce désir qui pousse les hommes à pêcher des poissons parce que les femmes qu’ils veulent sont parfois « nue(s) sous (leur) falbala comme un poisson qu’on écaille », ce désir qui pousse à tuer le gibier ou les oiseaux comme cette grue sur laquelle « des hommes en cirés dégoulinants enfonçaient leurs doigts dans la plume ». Et notre narrateur là dedans, ne péchant pas, ne chassant pas, empêtré dans un savoir qui le paralyse se consume aux phantasmes qu’Yvonne, « la reine », fait naître en lui : « des petits enfants dans la campagne voyaient luire un caillou rajeuni et c’était un biface qu’ils m’amèneraient demain avec quelque chose comme de l’amour ; là-haut sur la place la buraliste frémissait des fêtes brutales de la nuit » ; ou encore, plus loin, l’imaginant (« ce gros gibier ») dans un sauvage accouplement « ses cris d’orfraie tombant, dévalant la falaise, étonnant les braconniers accroupis sur la Beune. »
Ce n’est pas sa nature, son caractère, qui écarte notre instituteur de l’action (prendre Yvonne), c’est son savoir, cette connaissance du sacré dans lequel s’est réfugiée pour toujours l’image de la jeune femme. Alors il se pourrait que La Grande Beune ne soit pas, comme on pouvait le penser, la partie émergée de l’utopique Origine du monde.Il se peut qu’il soit, ce livre, le roman de cette quête du grand-œuvre qui taraude l’écrivain. Et il y a cette scène qui sonne comme un aveu où Jean Le Pêcheur, celui qui agit avec les femmes, entre dans le café : « Radieux dès la porte, Jean rigolait en douce, il mesurait ses effets et affectait un peu de lenteur sous laquelle sa hâte dansait (…). Au comptoir il défit posément les bretelles du sac-médecine et à pleine main, du geste sûr mais un peu provocant de ceux qui transgressent quelque loi et dans ce viol s’exaltent, il en sortit deux ou trois carpes qu’il leva bien, (…). Ce n’était pas la plus commune, ni la carpe miroir à grandes écailles éparses, mais la carpe-cuir qui n’a pas d’écailles, lisse comme l’eau, moirée et toute nue. »
Comme Arthur parmi les petits poètes dans Rimbaud, le fils, seul Jean Le Pêcheur pouvait ramener cette chair nue, pure. Dans La Grande Beune les poissons représentent cette chose « invisible » qui ploie les hommes sur les cours d’eau.Et l’écrivain, lui, penché sur son écriture, pêche un peu le même genre de poisson.
On est frustré, à la sortie de cette petite centaine de pages, d’être brusquement mis sur le rivage de la grande Beune. Mais on conservera en mémoire la leçon de Jean Le Pêcheur : ses carpes nues se trouvaient tout près du lieu où les pêcheurs venaient le soir se consoler de n’avoir pas eu une bonne pêche. Pierre Michon, lui, engagé dans un grand chantier, ramène, du tréfonds de ce qui pourrait bien être un terreau autobiographique le roman nu du désir.Une belle prise assurément.

La Grande Beune et
Le Roi du bois
Pierre Michon

Verdier
88 et 50 pages, 69 et 50 FF

Un pêcheur en eaux troubles Par Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°15 , février 1996.
LMDA PDF n°15
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