Les protagonistes principaux de Médecine et Jalousie, paru en 1932 et traduit en français dès 1934, constitueraient un trio fort classique : le mari, la femme et l’amant, si ce dernier -un chirurgien nommé Tamten- n’avait pratiqué sur la seconde (Rébecca) une opération dont le premier (Widmar) soupçonne qu’il s’est agi de l’avortement d’un foetus adultérin et non de l’ablation d’une prétendue tumeur. Le titre du livre -inversion euphonique de l’original polonais Zazdrosc i Medycyna- pourrait ne revêtir qu’une signification anecdotique, mais la fulgurante séquence d’ouverture a tôt fait de dissiper toute apparence vaudevillesque.
Car c’est bien d’emblée en disciple d’Hippocrate que Choromanski use de sa plume à la manière d’un scalpel pour disséquer deux sentiments parmi les plus pathogènes -l’amour et la jalousie, observer certains de leurs effets secondaires : hypertrophie de la bonne conscience, schizophrénie et paranoïa, troubles de la vue et, plus généralement, dérèglement irraisonné de tous les sens, avant d’établir son diagnostic et de prescrire un remède plutôt amer : « Quant à l’amour, il faut comprendre enfin qu’il n’est pas et qu’il ne doit pas être le but de l’existence. S’il demeure au second plan, jamais il ne deviendra dangereux ».
La plus remarquable réussite du roman tient cependant à ce que son organisation coïncide très précisément avec la structure psychique de l’époux trompé. Au ressassement obsessionnel des infidélités supposées de sa femme correspond ainsi une narration en forme de spirale, au gré de laquelle le même événement est présenté selon les points de vue successifs des différents acteurs. L’auteur parvient également à transposer textuellement les singulières distorsions de la perception dont souffre le même personnage lorsque, littéralement, celui-ci voit rouge (« Alors, le brouillard et les ténèbres enveloppèrent tout définitivement, et Widmar, en place de chapeau et d’écharpe, aperçut une flaque de sang. Son coeur douloureux semblait sur le point de s’élancer sur la chaussée… »). Un irréductible coefficient d’étrangeté affecte êtres et choses, à commencer par l’objet de tous les désirs, une femme tour à tour belle et laide, simultanément jeune et vieille, à la présence si ténue, à la personnalité si fantomatique que son mari et ses soupirants en évoquent les adorateurs d’une déesse représentée sur terre par une icône déteinte ou une statue aux reliefs estompés.
Avec Médecine et Jalousie, Michel Choromanski (re)prend place parmi les grands romanciers d’Europe centrale qui, dans la première moitié de ce siècle, frayèrent un chemin jusqu’à des recoins encore inexplorés de l’esprit humain. Plus qu’à Joseph Roth, l’on songe à Hermann Broch et à sa trilogie Les Somnambules -dont le troisième volume fut précisément publié la même année que le présent récit. L’écrivain autrichien entendait y illustrer une « dégradation des valeurs » à travers trois personnalités et trois âges des relations entre l’homme et le monde : 1878, Pasenow ou le romantisme, 1903, Esch ou l’anarchie, 1918, Huguenau ou le réalisme. A la fois chronologiquement et thématiquement, l’oeuvre maîtresse de Choromanski figure donc un prolongement plausible de ce monumental ensemble. Les vaines tentatives d’un médecin blasé pour opposer des raisonnements scientifiques à l’irrépressible attirance qu’il éprouve envers une simple garce auraient sans doute inspiré l’auteur de la Mort de Virgile. Tamten ou le rationalisme, en quelque sorte.
Médecine et Jalousie
Michel Choromanski
Traduit du polonais
par Jacques de France de Tersant
et Joseph-André Teslar.L’Anabase
272 pages, 120 FF
Domaine étranger Tumeur d’amour
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Eric Naulleau
Les éditions de l’Anabase au chevet de Michel Choromanski, tombé du panthéon des grands romanciers d’Europe centrale dans l’oubli.
Un livre
Tumeur d’amour
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.