Tout le monde n’a pas eu la chance de vivre une enfance misérable… Ainsi pourrait s’énoncer la devise de celui que l’on connaissait jusqu’alors comme le défunt animateur du Théâtre Juif de New York. Quand certains exhument à grand peine quelques pastels délavés du temps de leur enfance, Joseph Bulov (1904-1985) restitue ses premières années passées dans le ghetto israélite de Vilna (aujourd’hui Vilnius) en une guirlande de souvenirs aussi bariolés que les foulards négligemment tirés de son chapeau par un prestidigitateur.
Tels qu’ils ont survécu dans la mémoire de l’auteur, les habitants du Vieux-Marché évoquent dans un premier temps quelque surgeon balte de la dynastie des Valeureux, les personnages d’Albert Cohen. Ils partagent notamment avec ces derniers la passion de la chicane, le souci de l’anathème bien senti, ainsi que le détachement envers les péripéties de l’Histoire -ici, la guerre russo-japonaise et la révolution bolchévique- de ceux dont les ancêtres en ont vu d’autres : « Selon le fils de Barve, le Vieux-Marché était autrefois une forêt profonde (…) Cette forêt touffue fut ensuite conquise par des peuplades biélorusses, bientôt chassées par des hordes ukrainiennes. Les envahisseurs ukrainiens disparurent à leur tour lorsquent surgirent des bandes lituaniennes (…) Quelque cent ans plus tard, les Polonais vinrent engloutir les Lituaniens, puis furent eux-mêmes taillés en pièces par les Russes. »
Cette saga juive empreinte d’une truculence presque classique évolue par la suite vers des formes et des significations plus inattendues. Chaque épisode crucial de la jeune existence du narrateur se trouve théâtralisé, au sens littéral du terme, en des scènes mi-rêvées, mi-réelles où se révèlent d’autant mieux les virtualités dramatiques, poétiques ou comiques des différentes situations. Joseph Bulov réussit ainsi magistralement une manière de quadrature du style : rendre hommage à un certain Chantille Jeantaine de la Croix, héros d’un roman-feuilleton français qui enchanta son adolescence, par une exagération proprement rocambolesque des anecdotes, et témoigner du destin exceptionnel d’un individu au sein d’un peuple qui n’en était en cette aube du XXe siècle qu’au début de son calvaire.
Yossik…
Joseph Bulov
Traduit du yiddish par
Batia Baum
Phébus
464 pages, 149 FF
Domaine étranger La vie excessive de Bulov
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Eric Naulleau
Un livre
La vie excessive de Bulov
Par
Eric Naulleau
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.