Le Paresseux N°10

La majorité des revues veulent instruire. D’autres, moins ambitieuses -et souvent moins ennuyeuses- se contentent d’accueillir quelques contributions, dans l’espoir que, ensemble, côte à côte, se forme une sorte de fratrie, un lieu d’échanges et de connivences, villégiature de frères d’écriture. Voilà près de trois ans que Le Paresseux consolide les fondations de son petit commerce de campagne, tranquillement lové dans les boucles de la Charente. Avec son titre tout de pudeur et de malice -un rien hésitant-, il a su convaincre quelques plumes vagabondes de rejoindre le gros de la troupe. Le Paresseux sait se faire désirer : il « paraît peu, quand il peut ». La maison est toujours ouverte, l’accueil généreux pour les jeunes auteurs. Les textes, pas plus de quatre à cinq feuillets, se sentent à leurs aises dans ce grand format bien illustré, plié en deux, tel un registre de correspondances d’amis oubliés. Ainsi à l’occasion de son dixième numéro, la revue a tenu à marquer le coup à sa façon. Elle a donné carte blanche à Jean-Claude Pirotte, l’ancien voisin de la rue des Remberges. Les esprits chagrins auraient peut-être préféré que l’auteur de Fond de cale consacre son temps à finir la rédaction de ses Journaux de cavale, différés à chaque nouvelle rentrée, plutôt que d’enfiler l’habit du grand ordonnateur. Qu’importe. La patience est une vertu comme une autre. En tenancier averti, Jean-Claude Pirotte a réuni quelques bouilleurs du cru, des camarades d’écriture qui, comme lui, laissent glisser leur plume buissonnière pour se tenir compagnie, au petit bonheur la chance s’ils parviennent à ramener quelques trésors dans leurs filets à papillons. Tous les textes sont inédits, et a priori rédigés sans contraintes thématiques. Preuve de cette filiation, les titres des contributions sont à ce sujet édifiants : Journal sans moi, Feuilles détachées des prisons, En lisant André Dhôtel, La Rubrique des grabataires, Journal d’un innocent, L’Ambre des jours, Notes de février, Jours d’un septembre… On dirait que chacun s’est donné le mot pour raconter les saisons qui défilent. Un cahier grand ouvert dans lequel chacun lambine, en remontant le temps. Une volée de souvenirs, et voilà l’aiguille suspendue, la grisaille du moment présent emporté par les saveurs délicieuses d’une vieille image. Dans cette belle anthologie de moments perdus, Vassilis Alexakis se distingue, presque hilare : « L’immobilité et la contemplation du plafond sont propices à mon travail d’écrivain, elles me permettent de rêver à mes personnages, de m’approcher physiquement d’eux, de leur toucher les cheveux. » « Je suis persuadé que j’aurais lu plus de livres si j’avais eu une santé plus fragile. » Plus sérieux, Jacques Borel évoque la disparition du hanneton, cet insecte « bourdonnant, maladroit et un peu balourd », et s’interroge sur cette fascination qu’exerce sur lui « l’en allé ». Finalement, note-t-il, « Écrire, ce n’est pas seulement, peut-être, s’insurger contre le temps ; c’est aussi, amoureusement, ne fût-ce qu’en image, l’étreindre encore, en lui, avec lui, jusqu’au bord de la mort, continuer à vivre. » Dans un registre plus désabusé, les notes de Claude Andrzejewski font l’effet d’un orage qui frappe aux carreaux de l’automne : « À force d’antidépresseurs et d’eau minérale, la plante verte s’est tranformée en poireau. Maintenant je suis un légume tout mou, croupissant dans son jus, et c’est comme ça qu’on m’aime : cuit et recuit à l’étouffée ». On pense au Journal moche de Pirotte. Plus loin : « Écrire un journal ? J’en suis incapable. Mon âme s’est tellemement retirée que je suis sans nouvelles de moi. » Dans la même veine, Lambert Schlechter (à qui l’on doit dernièrement Le Silence inutile à La Table ronde). Son monologue glace le cœur, tel un régime pour faire disparaître la graisse des illusions. Plus acéré, Gilles Ortlieb et ses notes de fin d’hiver : esquisses de paysages et de silhouettes comme « la partie des chevilles »pelée« par les chaussettes, comme l’est parfois le cou des chiens à la chaîne, dans la campagne ». Plus vivifiant, Jean Pierre Vidal et la figure de la femme ; plus nostalgique Philippe Claudel et le coing de son enfance. On trouve aussi Gérard Macé sur les traces de son histoire, Luc Louwette et son hommage à Dhôtel, Didier Daeninckx et son cher Aubervilliers, à la réputation égale à « celle de Chicago jusqu’au plus profond des campagnes bretonnes ».
Finalement, la réussite de ce numéro tient à peu de choses. Une évidence qui mérite parfois d’être réaffirmée.Tous nous apprennent qu’écrire, ce n’est que raconter sa propre histoire.
Philippe Savary
Le Paresseux N°10,
12, rue des Trois-Notre-Dame 16 000 Angoulême
12 pages, 20 FF