Sur la couverture du livre : une photo, un visage singulier, à la fois décidé et songeur, un visage qui semble issu d’un autre siècle, qui porte sur lui les signes d’une noblesse fragile. C’est le visage de la poétesse italienne Cristina Campo, auteur d’un seul livre de poèmes : Le Tigre Absence.
À la lecture de l’ouvrage, une vérité émerge, qui confirme cette impression de rareté et d’intemporalité. La poétesse, née en 1923 sous le nom de Vittoria Guerrini, paraît comme aussi d’un autre temps à travers ses poèmes. Non pas que son style soit une imitation de Pétrarque ou de Dante mais parce que les thèmes d’amour, de dévotion, de contemplation qui l’embrassent convoquent à une vision du monde épurée de tous les accents de la modernité, de tous ses repères, de tous ses présages. Cristina Campo, auteur également d’un seul livre de proses Les Impardonnables (éditions de l’Arpenteur), écrit avec une sincérité, une ferveur qui entraînent le lecteur dans des visions, des « harmonies poétiques et religieuses » où les noms du sacré (« l’Avent », « l’Agneau », le « Saint Suaire »), les lieux visités, lieux de pèlerinage et d’adoration, de perception incontestable de la divinité, revêtent une magie qui est leur essence propre. La douleur est là, qui crucifie cette femme morte en 1977 et qui à la fin de sa vie pratiquait le culte byzantin. Le titre du recueil est un des plus beaux poèmes du livre. En quelques vers, où règnent la peur et l’amour, émane la quintessence de cette poésie : « Hélas le Tigre,/ le Tigre Absence,/ ô mes aimés,/ a tout dévoré/ de ce visage retourné/ vers vous ! Seule la bouche/ pure/ encore/ vous prie : de prier encore/ pour que le Tigre Absence,/ ô mes aimés,/ ne dévore la bouche/ et la prière… ».
Les poèmes de Cristina Campo s’acheminent vers une mort inéluctable : trop d’amour invécu, ne trouvant d’expression que dans la contemplation des édifices religieux ou dans la mémoire des auteurs illustres de l’Italie et de la Grèce, crée un dépérissement de l’auteur. La vie s’épuise, rend le corps exsangue à force d’admiration et de dévotion. Le poème s’abreuve de cette force perdue et c’est à un récit qu’assiste le lecteur, dans la résonance singulière des termes religieux, dans l’ordonnance des rites et des prières. Cristina Campo, qui connut le soutien du grand poète italien Mario Luzi, parvient à écrire des poèmes où l’extase est tout, quitte à être vampirique. Ce destin échoue sur la page, les mots sont de la couleur du sang, aussi purs que des lettres d’enluminure. Ainsi, le poème Très nobles hiérarques est la trace de cette ascèse fatale : « Très nobles hiérarques,/ merci pour le silence,/ l’absentation, la sainte/ gnose de la distance,/ le jeûne des yeux, le veto des voiles,/ la noire cordelette qui noue aux cieux/ de cent cinquante sept fois sept nœuds de soie/ chaque tremblement du pouls,/ l’auguste règle de l’amour introublé,/ la danse divine de la réserve : / impérial incendie qui embrase,/ comme en Théophane le Grec et André le Diacre,/ de mille Thabor l’or de vos coupoles,/ ouvre les yeux du cœur sur les glacis d’azur,/ et revêt de Sang les donjons…/ Que la proximité éteint/ comme une pluie de cendres. » Comme beaucoup de poètes qu’il ne faut pas trop vite qualifier de « mystiques », Cristina Campo s’est approchée de la Source : elle en est ressortie brûlée, laissant comme traces de son passage des poèmes aux couleurs d’or et d’azur, des poèmes aux couleurs de l’éternité.
Marc Blanchet
Le Tigre Absence
Cristina Campo
Traduit de l’italien par
Monique Baccelli
Arfuyen
96 pages, 95 FF
Poésie L’ascèse fatale de Campo
septembre 1996 | Le Matricule des Anges n°17
| par
Marc Blanchet
L’Italienne Cristina Campo s’est brûlée à la vie à force d’adoration. Reste Le Tigre Absence, un livre de poèmes aux couleurs byzantines.
Un livre
L’ascèse fatale de Campo
Par
Marc Blanchet
Le Matricule des Anges n°17
, septembre 1996.