Il fait blanc d’un bord à l’autre du ciel, et dessous, c’est blanc pareil, à part quelques roseaux, des graminées qui ont séché. Un petit chemin, à gauche. On n’imaginait pas qu’un semi-remorque pût s’y garer. C’est pourtant le cas. Il est descendu de la cabine, l’autre a incliné sa moto sur la béquille, une Kawa 1300, un modèle, peut-être, de nos jours, interdit. Ça se voit tout de suite qu’ils sont amis.
Le camionneur est un peu plus grand que le motard. À l’ombre qui commence de se dessiner au-dessus de ses lèvres, on devine que le premier va se laisser pousser la moustache. Il a cet on-ne-sait-quoi qui a dû faire de lui, autrefois, un souffre-douleur - quelque chose de pataud, ou de bon, de généreux, dans la façon de se tenir, les mains dans les poches, et d’écouter, comme lorsqu’on boit, ce que dit le motard, et le motard lui sourit, oui, ils ont sans doute été en classe ensemble, à Saint-Gilles ou à Saint-Martin-de-Crau, ils doivent avoir le même âge - vingt-cinq ans, au jugé, c’est peut-être un peu moins.
Il y a ce pays autour : en étangs, en terre beige, en ravines, en rus. Ils se détachent nettement là-dessus, eux, le camion, la moto, et c’est leur pays. S’ils ne sont pas capables de nommer toutes les espèces d’herbes, ou d’oiseaux - détachés, eux aussi, nettement, dans le ciel blanc - elles ne leur sont pas moins familières. Ils sont nés ici. Ils ont eu - et auront - le même âge ensemble. Camionneur transportait son chargement vers où ? Pour Arles ? Motard revient de l’école où il a déposé son fils - oh le bonheur, ce matin, de ne pas prendre le car, de filer dans le vent de la Kawa. D’en descendre devant le groupe qui attend que les portes s’ouvrent, ayant rendu le petit casque comme on remet les clefs au portier qui ira garer la voiture dans l’hôtel, putain ! Ton père, c’était pas une 1300 ?
Ça se voit tout de suite qu’ils ont un enfant, une épouse - et au sens d’épouser : même école à nouveau, ou bien c’était la fille des voisins. Peut-être ont-ils déjà - et quoiqu’ils soient jeunes - une maison « à eux », un mas au milieu des roseaux, des herbes, de l’eau. Ils auront pris des traites. Ils travaillent pour ça. Le fils aura sa maison.
Mais pour l’heure, au beau milieu du monde, quelque part dans cette Camargue, un routier et un motard se sont reconnus, se sont arrêtés. Qu’est-ce qu’ils se disent ? Ça n’a pas d’importance. Ils commenteraient un match de foot ? Une doublette, la veille ? Le motard sourit parce qu’il se sent bien. Il est possible que leurs femmes, au même moment, et si elles ne bossent pas, prennent un café. Échangent des adresses de médecin - c’est qu’il y a les petits. Autour d’eux, des oiseaux apparaissent tout-à-coup d’entre les roseaux, disparaissent plus loin. Le monde, ce matin-là, est borné à deux potes.
L'Anachronique Tentative de description en Camargue
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Éric Holder
Tentative de description en Camargue
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.