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Domaine étranger L’opéra ensanglante

décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18 | par Thierry Guichard

Autour du personnage historique de Toussaint Louverture, Madison Smartt Bell a composé un roman de bruit de fureur. Titanesque.

Le Soulèvement des âmes

Avant de s’attaquer aux six cents pages du troisième roman traduit en français de l’Américain Smartt Bell (né en 1957), il faut s’attendre à se retrouver, au bout du périple, le corps rompu et le costume en loques. Dire que Le Soulèvement des âmes est un roman violent revient à avancer un bien frêle euphémisme.
Nous sommes en 1791 à Saint-Domingue, riche colonie où les Français exploitent tout à la fois la canne à sucre, le café et les esclaves avec plus de respect pour les plantations que pour ceux qui y travaillent. La Révolution française qui vient de s’allumer sur le continent apparaît comme une menace barbare pour les grands Blancs, les propriétaires terriens. Les petits Blancs qui regroupent en leur sein des artisans, des criminels, des aventuriers voient dans l’arrivée des idées révolutionnaires une revanche sanglante à prendre sur les arrogants royalistes. Une petite partie de l’île appartient aux Espagnols antirévolutionnaires, mais l’île est surtout peuplée d’esclaves noirs et de mulâtres affranchis. On comprend très vite que l’orage ne manque pas de paratonnerres : haine des riches mulâtres pour les petits Blancs qui détestent les grands Blancs en lutte contre les révolutionnaires eux-mêmes bientôt en conflit contre l’Espagne et l’Angleterre. Et les esclaves ? Leur révolte prendra deux formes : celle, sauvage, d’un rite où la vengeance la plus cruelle se nourrit des atrocités des grands Blancs et celle, plus politique, que Toussaint Louverture, l’un de leur leader, tentera de faire prévaloir. Disons-le tout de suite, la fidélité aux faits historiques importe peu, et si l’auteur a joint à la fin de son roman une chronologie factuelle c’est aussi peut-être qu’il voulait montrer quelle part de chair il avait rassemblée autour du squelette de l’Histoire.
Reprenant une technique cinématographique qui valut le succès notamment du western, l’auteur nous fait entrer dans le roman par le biais d’un docteur français arrivant à cheval dans le domaine d’un grand Blanc. Et ce que voit d’abord le docteur Hébert a de quoi glacer le sang : « Il ne s’agissait pas à proprement parler d’une crucifixion (…) puisqu’il n’y avait pas de croix. (…) les mains de la femme avaient été plaquées au bois par un gros clou de section carrée, la main gauche clouée sur la main droite, paumes ouvertes. (…) De son bas-ventre sortait une masse de chair membraneuse (…)  ». Nous n’en sommes qu’à la première page et le prologue nous accueille déjà sous le symbole de toute l’œuvre : celui du corps mutilé. Le docteur Hébert est à la recherche de sa sœur, mal mariée à un propriétaire terrien qu’elle a fui. Sa quête familiale et sentimentale revêtira d’autres formes et le conduira à remettre en cause ses certitudes politiques et philosophiques. Dans l’embrasement de l’île, il traversera des épreuves insoutenables qui le fortifieront et lui feront toucher du doigt une révélation morbide sur la nature humaine. Ainsi, le médecin assistera-t-il bien malgré lui à la dissection par un mulâtre de son père naturel (un grand Blanc) : « Cette vision n’était pas nouvelle pour le docteur (…). À ceci près que cette fois le sujet était vivant et qu’il hurlait. L’épiderme avait été arraché avec méthode de manière à révéler le fonctionnement des muscles des mains, des bras et des cuisses ; même les joues étaient à vif, et les lèvres coupées (si bien que l’homme criait sans bouche). » On vous épargne la suite pour revenir au docteur Hébert, à ce que cette scène aura pour lui de révélatrice : « il sentit du fond de sa nausée et de sa terreur qu’il était en train d’assister à quelque chose qui se situait bien au-delà de la torture et du meurtre. Sans pouvoir l’accepter ni le comprendre, il voyait ce qu’être humain signifiait. »
Roman initiatique, Le Soulèvement des âmes l’est jusqu’aux abîmes les plus inaccessibles. Si les Noirs en rébellion paraissent les plus sauvagement cruels (empalant des bébés blancs au bout de leurs lances, torturant leurs prisonniers avec une bestialité insoutenable), l’auteur montre combien cette violence spontanée fait écho à celle, plus décadente, des grands Blancs. Outre les mutilations de corps, les propriétaires terriens se livrent à des jeux fort drôles comme de « bourrer l’anus d’un esclave rétif avec de la poudre à fusil et y mettre le feu - ils appelaient cela faire sauter un nègre ». La violence suit une spirale hystérique et finit par donner accès à une connaissance quasi mystique de l’homme. Le récit déploie tant de détails, tant de précisions sensuelles (les bruits, la douleur, les couleurs) que le lecteur suit les évolutions des personnages dans une quasi-hallucination. Les repères avec notre monde encoconné s’estompent et l’on sent que, finalement, il n’y aurait pas à beaucoup forcer notre nature pour nous trouver un jour dans un brasier similaire à celui que décrit Madison Smartt Bell. Alors bien sûr, on pense aux violences qui embrasèrent, il y a peu, Los Angeles. Il s’agit probablement de cette même folie qui mit le feu à des quartiers entiers et conduisit au lynchage de victimes innocentes. Le romancier est plus puissant que n’importe quel cameraman pour nous montrer l’horreur en ceci qu’il nous plonge en son sein, là où la télévision dresse en écran entre nous et le sang, le meurtre.
Mais Le Soulèvement des âmes vaut tout autant par ses qualités littéraires que par la cruauté dont il se nourrit. Madison Smartt Bell a composé là un véritable opéra, où les chœurs noirs viennent se mêler aux légères mélodies des salons que parfument les belles aristocratiques, où les cris de la rue font écho aux bruits des forêts, où les rumeurs comme un chœur sourd précèdent les embrasements des champs et des villes. Un opéra où chaque détail est soigné, et où tout vise d’abord à toucher les sens. L’orchestration est majestueuse : elle alterne les soli intimistes, les illustrations sonores de la nature et l’immense fureur de tous les instruments rassemblés dans des combats assourdissants. Elle chante l’épopée et le mythe (celui des premiers habitants de l’île, celui de l’Afrique). Elle laisse des mélodies courir à travers tout le roman, dont celle, très féminine, de l’amour serein, du don de soi, ou celle de la révolte, du désir du pouvoir. Elle alimente le feu qui court et dont l’envoi final dit : « les cris étouffés de tous ces morts dont la graisse a fondu en crépitant sur les braises des fondations des villes chauffées à blanc par le feu, dont les histoires ont été écrites sur leur peau comme si leurs peaux étaient devenues le parchemin des pages qu’on tourne (…), un tel feu (…) brûle encore, il lutte pour se frayer un chemin dans le futur, pour brûler à travers vous qui vous croyez insensible à l’atrocité (…) il brûle encore, il avance, il est toujours là. Mais nul ne voit la lumière. »

Le Soulèvement des âmes
Madison Smartt Bell

Traduit de l’américain par
Pierre Girard
Actes Sud
598 pages, 168 FF

L’opéra ensanglante Par Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°18 , décembre 1996.
LMDA papier n°18
6,50