Le soleil s’est levé de bonne humeur. Il donne sur une chambre exiguë. Pas de meubles, juste deux lits. Des taches jaunes sur le mur. Les punaises courent sous les plinthes « poussées par la faim de sang et la curiosité ». Derrière la cloison, on entend un sommier craquer. C’est la Grossette qui se fait baiser. Il y a comme ça « des jours qu’il ne faudrait pas entamer ». Les Cagnieux, père et fils, habitent leur misère dans le quartier de Belleville. Tous les deux, en silence. Ils ont cette « allure étrange de ceux qui font les doublures au théâtre et qui ne se rappellent pas un mot du rôle ». Au sortir de la Grande guerre, « le progrès leur avait été donné » -le travail, l’eau, l’électricité, le gaz- mais le progrès leur a vite été repris. Chaque quinzaine, ils vont pointer au bureau de bienfaisance, l’échine vêtue par les Petites sœurs des pauvres. L’ANPE n’existait pas encore, c’est à la mairie - « sans prendre le grand escalier » - où il faut faire la queue.
Le père s’accomode plutôt bien de cette existence, grâce au jeu, à la boisson et à « l’économie d’une conscience ». Il y a longtemps que Mme Cagnieux est oubliée. Elle est morte à 26 ans, chez les fous, à Charenton, à force « de trifouiller les ténèbres ». Pour le fils, c’est plus difficile. Il « vivotait » correctement avant qu’il ne surprenne sa petite femme dans les bras de son père. Depuis, il traîne son mal de vivre. Il voudrait dire « pouce à la vie », car « quand Joseph se trouvait dans son malheur, il n’en sortait pas facilement ». Et ce n’est pas sa copine Blanche, laide et frigide, qui va l’empêcher de mettre la tête sur le rail.
Paru en 1937, Le Mérinos est le deuxième livre d’Henri Calet. Les amoureux de ce marchand de tendresse « au cœur trempé comme une soupe » risquent d’être surpris. Calet adorait écrire sur les petites gens. C’était un chroniqueur hors pair des malheurs bon marché, mais toujours sur un air de douce mélancolie parfois rieuse. Le Mérinos est un livre sombre, écrit dans une langue hachée et pestifère. Cette fois, la vie -cette « voie sans issue » que Calet a si bien croquée à double sens en arpentant le pavé parisien- sent un peu la charogne. Ce quotidien qui charrie comme un torrent de boue des « espoirs absurdes » semble annoncer la fin d’un monde. Laisse pisser le mérinos…
Si La Belle Lurette -et ses premières phrases inoubliables : « Je suis né dans un ventre corseté, un ventre 1900. Mauvais début. » - avait conquis la critique en 1935, l’accueil du Mérinos fut plutôt hostile. Paul Nizan y vit l’œuvre « d’un homme profondément réactionnaire, comme tous les hommes sans espoir ». D’autres parlèrent de « scatologie constipée », de « préciosité de l’ordure ». En cette période dramatique, il y avait sûrement mieux à écrire pour mobiliser la solidarité nationale. Calet s’en excusa à sa manière. « Il y a des temps où il est impossible de bien faire », était-il mentionné sur la bande entourant le roman.
Ces temps de trouble, on les retrouve dans Une Stèle pour la céramique. Ce court livre retrace l’exil de l’écrivain pendant l’Occupation. Calet (de son vrai nom Raymond Barthelmess) a dirigé de 1943 à 1944 une usine de faïence à Andancette (Drôme). À travers quatre textes parus au lendemain de la Libération, il rend hommage aux morts et aux survivants, ceux de la céramique, qui ont pris le maquis. Des faits de guerre sans héroïsme. Calet a toujours préféré le courage. Pour un peu de gloire avant l’oubli.
Henri Calet
Le Mérinos
Le Dilettante
206 pages, 99 FF
Une stèle pour la céramique
Les Autodidactes
(12, rue d’Ulm 75005 Paris)
78 pages, 90 FF
Domaine français Une stèle pour les oubliés
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Philippe Savary
Henri Calet (1904-1956) fleurit la mémoire des petits et grands combattants de l’Histoire, si chers à son cœur : les chômeurs et les résistants.
Un livre
Une stèle pour les oubliés
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.