On a sans doute trop tendance à considérer un livre comme un produit fini, comme un objet hermétiquement clos, se suffisant à lui-même, ainsi qu’à perdre totalement de vue le projet au sein duquel il s’origine et qui sert parfois de fil directeur à toute une œuvre. Il est vrai que les médias semblent plus enclins à faire croire en l’existence d’une saison du livre (la fameuse rentrée littéraire durant laquelle les textes paraissent éclore comme les champignons dans un sous-bois) qu’à inciter le lecteur à découvrir ce qui se cache en amont du livre.
Avec les 138 récits de Raison perdue (premier recueil de Le Voyage en barque), Bruno Krebs nous rappelle qu’il se passe bien quelque chose avant qu’un livre ne vienne à exister et trouver définitivement sa forme : « J’ai écrit un premier récit bref en 1971. J’avais 17 ans. Le Voyage en barque fut le quatrième de la série je crois. L’idée me vint alors de rassembler ces textes, et tous ceux à venir, sous ce même titre. J’ignorais bien sûr que le recueil en comprendrait plus de 700, 25 ans plus tard ! Je savais seulement qu’il serait le livre de ma vie, de toute ma vie. »
Un tel projet a de quoi séduire : original (rares en effet sont les œuvres constituées d’un livre unique), et surtout apte à évoquer quelques-uns des desseins les plus ambitieux de la littérature (du Livre de Mallarmé à La Recherche proustienne). Mais avec Bruno Krebs, il faudrait avoir l’intuition de s’en tenir à cela, se contenter d’imaginer l’œuvre se déployer pour dessiner une fresque immense aux richesses inépuisables. Car à moins de se limiter aux rares récits teintés d’érotisme, où apparaissent des ombres féminines autour desquelles s’ébauchent de pauvres scènes romanesques, le désenchantement s’avère plutôt rapide.
Raison perdue est de ces textes qui déçoivent à la mesure de ce qu’ils semblent promettre. Déception d’abord toute terminologique puisque ces fragments, dont le plus grand s’étire sur presque 8 pages et le plus bref sur guère plus de 4 lignes, ne s’aventurent qu’à peine du côté de la narration : La Veste, par exemple, décrit seulement une « bonne et épaisse veste de tweed à fils de laine noirs et gris » qui appartient à un homme devenu clochard. Et quand le texte développe quelques circonstances romanesques, le résultat obtenu n’a rien d’enthousiasmant : dans le récit 76 (au titre pertinent d’Affamé), le narrateur attend l’arrivée de son ami Claude, prévue vers neuf heures et demie ; succombant aux tiraillements de son estomac, il part se restaurer, savoure quelques mets délicieux, avant de comprendre que l’heure du rendez-vous est passée ; l’épisode se clôt sur la pensée lumineuse du narrateur, qui espère que pour « un lapin posé pour un bœuf avalé, (son) vieil ami n’en fera certes pas un fromage »…
Déception encore devant l’indigence des événements rapportés : l’achat d’un vélo, la vente d’une voiture, une partie de pétanque. Enfin face à la juxtaposition des textes qui fait passer d’une scène terriblement érotique où une femme reçoit les hommages de deux mâles à la description d’un voilier, du vol des cormorans à une « bite de cheval » qui embroche gaillardement une demoiselle… Un voyage en barque qui, au fil des pages, vous donne le mal de mer !
Du même auteur, aux éditions Climats : Tom-Fly le pirate (roman)
Raison perdue
Bruno Krebs
Deyrolle
200 pages, 125 FF
Domaine français Au fil de l’eau
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Didier Garcia
Cent trente-huit textes brefs pour un premier voyage en barque dans les méandres d’une rivière sans courant : ennui garanti.
Un livre
Au fil de l’eau
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.