Après son essai consacré à Louis-René des Forêts (Seuil, 1995), Jean Roudaut a trouvé avec Les Dents de Bérénice de quoi séduire tous ceux que l’histoire du livre continue d’intriguer. Sous-titré Essai sur la représentation et l’évocation des bibliothèques, ce nouveau volume offre au lecteur un voyage de plusieurs siècles (de la Bible à Michel Rio, de Raphaël à Vieira da Silva), pour découvrir la place que la peinture a réservée au(x) livre(s). Une place que Jean Roudaut s’empresse de rendre légitime : « Une similitude existe entre lire et contempler : la peinture propose un trajet, impose des mises en rapport, des déchiffrements ; le livre est amplification de la lettre, qui est dessin. »
On ne s’ennuie vraiment pas dans cet essai pétri de culture. On y apprend par exemple que les premières éditions de la Bible, soudain divisée en livres, chapitres et paragraphes, firent scandale parce qu’il était alors inconcevable que la parole de Dieu fût autrement que continue et que les blancs typographiques introduisaient une manière de néant dans les saintes Écritures. On s’avise en outre qu’il fut une époque où le format de certains livres trahissait leur contenu : les livres de piété, de petites dimensions pour pouvoir être transportés, comme les récits libertins qui devaient circuler de mains en mains. À cette évolution historique, Jean Roudaut ajoute quelques réflexions personnelles, n’hésitant pas à déplorer que le livre soit devenu usuel : « une large diffusion ne peut s’opérer qu’au prix d’un affadissement de la parole reçue. »
Avant de nous introduire dans les bibliothèques peintes, ce voyage nous entraîne dans les bibliothèques romanesques : celle de Julien Sorel (Le Rouge et le noir), dans laquelle le jeune homme découvre que « le partage des livres est le signe de la division des consciences », ou celles qui déploient leurs richesses dans les romans de Huysmans (celle de Des Esseintes dans À Rebours). Mais c’est bien la peinture qui constitue le support essentiel de cet essai. En tant que motif pictural, la bibliothèque a une existence sporadique : introduite comme lieu de travail des Humanistes, elle disparaît ensuite de la toile pour rejaillir à la fin du XIXème siècle, favorisant ainsi l’apparition du livre séparé (notamment les livres écornés qui gisent auprès des crânes dans les Vanités). Cette exploration offre à Jean Roudaut l’opportunité de risquer quelques belles formules : une bibliothèque « n’est jamais que le produit d’un temps » et « le reflet de la conception collective du savoir » ; elle possède aussi « le caractère de la mauvaise mère, qui promet à la mort celui qu’elle enfante. »
Les Dents de Bérénice est de ces livres qui enchantent tout en délivrant quelques messages sur lesquels notre temps aurait de bonnes raisons de méditer : « Négliger la bibliothèque, s’en détourner, puis la laisser périr, c’est renoncer à organiser la pensée qui, par la voie des mots et des systèmes, donne accès et sens au monde. » Ce qui démontre une fois encore combien il est dangereux, pour notre société en particulier et la culture en général, de permettre à certaine classe politique d’amputer nos bibliothèques de quelques étagères…
Les Dents de BéréniceJean Roudaut
Deyrolle168 pages, 125 FF
Domaine français Le tombeau des vivants
mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19
| par
Didier Garcia
Une promenade très précieuse dans l’art et la littérature pour explorer les trésors visibles ou cachés des bibliothèques : un essai à la gloire du livre.
Un livre
Le tombeau des vivants
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°19
, mars 1997.