Je n’avais plus d’idée. J’ai demandé aux autres de me parler. Ils ont des vies, qu’on doit pouvoir raconter. Je me disais. Les autres.« L’incipit de Les Autres ressemble à un passage de relais : après le je des romans précédents, passage au ils. On va entendre les voix de ces ils innombrables, souvent pas nommés, qui se croisent, s’entremêlent, font écho à leurs désirs. Le roman s’ouvre, métaphore même du livre, sur les messageries téléphoniques et le Minitel rose, ces heures à fixer un écran, à imaginer l’autre ou les autres, justement, à vouloir entrer en contact, à vouloir, par l’écriture, séduire, émouvoir. Le roman fouille les souvenirs : »…la première fois qu’il a joui en se caressant c’était avec un bas de sa mère, il avait douze ans. Il se l’était enfilé sur la queue, ils ne savent même plus la couleur.« Note dominante : le sexe. Tempo : allegro. Et, souvent, le soliste est rejoint par le choeur des musiciens ; on passe du il singulier au ils pluriel dans la même phrase. L’écriture va vite, on en voit un, puis deux puis une dans une même page ; un qui raconte, une qui se fait call-girl, deux qui veulent devenir »première poitrine d’Europe« . La petite Léonore traverse tout ça armée de phrases limpides : »Moi, je veux faire comme tu fais. Maman. Toute ma vie, même quand je serai morte."
On retrouve les autres plus loin, après une chirurgie esthétique, chez le premier client, en Écosse sous la neige. Le livre compte cent soixante pages, et, au beau milieu de ça, de ce grouillement de désirs, de révoltes, de corps, Le Livre noir : « On met deux mille cadavres sur des tas de bois. On les arrose de pétrole. » Et à peine plus loin : « Les SS tuaient les enfants en les soulevant d’une main par les cheveux, et de l’autre tirant une balle de revolver dans l’oreille. » Et ces Juifs enterrés vivants qui parviennent, quand ils ont été les derniers jetés dans la fosse, à remonter à la surface… Deux pages prises dans un tourbillonnement de paroles que la narratrice note, à toute vitesse, faisant entrer en elle les désirs des autres jusqu’à en avoir mal au poignet. Le Livre noir donne une profonde résonance aux désirs des hommes.Qu’on ne s’y trompe pas : les autres, c’est nous. Nous sommes dans ces pages, brinquebalés entre la solitude des uns qui ressemble à la nôtre, des fantasmes qui sont les nôtres et la connaissance, que nous taisons, de la mort. Et les phrases insistantes reviennent creuser en nous des passages entre ce monde-là qu’on nous montre, et ce monde-ci, intérieur, que nous cachons. La phrase exhume des gestes, des images qui finissent par dresser une topographie de l’humanité. Surtout pas une sociologie ni une ethnologie : ici, il n’y a que des individus. C’est pour cela que nous nous y reconnaissons.
Les AutresChristine Angot
Fayard 168 pages, 85...
Dossier
Christine Angot
Nous, ces autres
novembre 1997 | Le Matricule des Anges n°21
| par
Thierry Guichard
Un auteur
Un livre