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Domaine étranger Fantômes et fantasmes

janvier 1998 | Le Matricule des Anges n°22 | par Philippe Savary

En racontant sa jeunesse dans les camps nazis, Ruth Klüger tourmente sans réserve le devoir de mémoire. Un livre contre le repos du souvenir.

Refus de témoigner

La photo de couverture représente l’entrée d’un baraquement à Auschwitz. Est inscrit le fameux et sinistre slogan nazi : « Arbeit macht frei », le travail rend libre. Derrière les barbelés se dresse conquérante la statue de la liberté. Un symbole : la conscience collective peut se rassurer. Le monde civilisé occupe maintenant les lieux. Paix sur les morts. Mais le témoignage de ceux qui ont échappé au gaz les rend-il plus libres ?
Ruth Klüger est née en 1931 à Vienne, dix jours avant la mort d’Arthur Schnitzler. Les inscriptions antisémites ont été ses premières lectures. Elle se souvient qu’à l’école, après l’annexion de l’Autriche, le nombre d’élèves diminuait chaque jour. Lorsqu’elle écrit Refus de témoigner, paru en 1992 en Allemagne, elle enseigne la littérature du pays de Goethe en Californie. Ce livre, c’est le récit de sa jeunesse. En septembre 1942, elle fait partie avec sa mère des derniers déportés juifs de Vienne, le convoi de l’hôpital. Son père et son demi-frère ont déjà été emmenés. La mère et la fille découvrent la monstruosité : Theresienstadt puis Auschwitz. Par chance, par courage, elles finissent à Christianstadt, un camp de travail. Les conditions de survie sont moins dures. Elles parviennent à s’enfuir en février 1945. Deux ans plus tard, elles émigrent aux Etats-Unis.
Ruth Klüger a attendu plus de quarante ans pour se mettre à l’écriture. Ce fut à la suite d’un accident. Elle a lourdement chuté sur la tête. Elle a évité l’hémorragie cérébrale. Et c’est après avoir tutoyé la mort qu’elle décide d’engager « le débat » avec ses « fantômes ».
Son existence d’après-guerre, Ruth Klüger avoue l’avoir passée à fuir. Un réflexe depuis l’Anschluss. Non pour oublier, mais pour éviter de rester pétrifiée. « Alors comment faut-il vivre pour mériter sa vie ? », s’interroge-t-elle.
Il lui reste ce besoin de parler, de répondre, de s’insurger contre ce passé recomposé par d’autres. C’est la grande valeur de ce livre, au style limpide et cinglant. C’est une charge contre l’endormissement, la banalisation, la confortable résignation. Il dresse le lecteur face à sa conscience, ses responsabilités, dévoile sa paresse, sa bêtise, son ignorance aussi. Le travail du deuil ne s’arrête pas seulement parce qu’il n’y a pas de tombe, mais aussi parce que chacun, devant l’insoluble, l’insondable, s’autorise à déverser ses fantasmes, obligatoirement hors du temps. En racontant chronologiquement ses souvenirs de jeunesse, elle dénonce l’amalgame qui est faite de l’histoire concentrationnaire. Non, tous les camps n’ont pas été semblables, dit-elle, chaque déporté y a connu une expérience unique ; non, rien de bon n’est sorti de ces lieux, il ne faut surtout pas croire que les survivants ont appris là-bas la tolérance ; oui elle a ri de bon cœur lorsqu’elle s’est enfuie avec sa mère et sa copine Ditha. Ruth Klüger en veut aussi à certains. A Herzl, théoricien du sionisme, qui a pensé que seuls les hommes souffriraient de l’antisémitisme. A ceux qui ont exigé de pas écrire de poésie pendant et après Auschwitz. Et pourquoi donc ? Elle, les rimes et la raison l’ont aidée. A la communauté juive également, pour sa discrimination et son mépris envers les femmes. A sa mère, à ces familles déportées plus ou moins névrosées.
L’écrivain italien Ferdinando Camon disait à propos de la valeur du témoignage de Primo Levi : « Il ne proteste pas. Il ne veut pas crier. Il fait crier ». Ruth Klüger, elle, c’est le silence qui suit son cri. La mémoire est un abcès que percer soulage mais ne guérit pas. L’auteur cherche la provocation, l’affrontement. Un sentiment né sûrement ce jour d’avril 1945 où le premier Américain qu’elle rencontra après la libération de Straubing se boucha les oreilles, agacé d’entendre tous ces gens avec leurs horribles histoires.
Admirable, précis et intransigeant, ce livre est une leçon sur l’Histoire. Il est moins une description de l’univers concentrationnaire ou de l’abominable barbarie organisée (les nazis ne sont pratiquement pas mentionnés) qu’une tentative de tordre le cou à quelques idées reçues. Certes, l’horreur y est présente (par la simple évocation de ces lieux habités) et il est évident que la parole d’un rescapé ne concurrencera jamais celles qui l’ont précédé. Mais le propos de Ruth Klüger est tout autre, il rend compte finalement de la complexité du malaise auquel sont confrontés les survivants des camps (et ce qui arrange bien l’opinion) : le désir de refoulement ou le devoir de mémoire.
Pour Ruth Klüger, la réponse est douloureusement définitive : l’un comme l’autre sont impossibles à satisfaire. L’effacement ce serait « trahir les miens, mes morts », ce serait considérer que tout ça n’est qu’un accident de l’Histoire. Ce serait faire table rase, « démolir les anciens édifices » mais « pour ne rien construire de mieux à la place ». Retenir le souvenir ce serait ressusciter des spectres, car souligne-t-elle « la mémoire est invocation, et l’invocation efficace relève de la sorcellerie ». Pour Ruth Klüger, la culture muséale des camps ne sert qu’à soulager le trouble en concédant aux fantômes ces lieux sur lesquels ils auraient le droit d’errer en toute impunité. De plus, le souvenir, pour qu’il existe, demande un lien. Mais il est difficile à établir car il y a « un intervalle béant » ; comme il est difficile, voire « absurde » de décrire les camps avec des mots car « le langage humain a été inventé pour autre chose ».
Le témoignage n’a donc peu de portée à moins de sombrer dans le pathétique. Tout comme la validité de son expérience est également intransmissible car incomplète. Les vrais témoins, pour reprendre les mots de Primo Levi dans Les Naufragés et les rescapés sont ceux qui auraient pu raconter « la démolition conduite à son terme, l’œuvre achevée.«  »Mais personne ne l’a racontée, de même que personne n’est jamais revenu pour raconter sa mort ».
Tout cela ne forme-t-il pas un témoignage pour les jeunes générations ? Oui, mais par défaut. Celui que « l’histoire des efforts pour surmonter ce passé reste encore à écrire ». Et il n’est pas inconvenant d’affirmer qu’avec son récit, Ruth Klüger en a jeté un premier synopsis. « Détritus de la nuit, rejetés le matin sur le rivage : ressentiments, haines, complaisances -qui sait ce dont on a rêvé ? On se réveille comme après un bain dans la mer Morte, l’âme toute poisseuse de sel et de produits chimiques. »

Refus de témoigner
Ruth Klüger

Traduit de l’allemand
par Jeanne Étoré
Viviane Hamy
320 pages, 139 FF

Fantômes et fantasmes Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°22 , janvier 1998.