Quatorze récits composent le nouveau roman de Marcel Cohen, Assassinat d’un garde. Cela devrait suffire à classer l’ouvrage parmi les recueils de nouvelles. La définition du genre littéraire pourrait n’avoir guère d’intérêt : récit ou roman, on attend d’un livre d’abord qu’il nous touche. Pourtant ici, l’appartenance au genre romanesque a son importance. Le premier et le quatorzième récits de ce livre forment les deux extrémités d’une parenthèse. Ce sont les seuls à résonner entre eux. Tous les autres évoquent des lieux et des personnages différents ; et non, à la fin, tout ne se rejoint pas. Alors, pourquoi cela serait un roman, et pourquoi cela est-il important que c’en soit un ?
Marcel Cohen ne nous entraîne pas dans une véritable histoire, un fil à dérouler ou à suivre d’un début vers une fin. Assassinat d’un garde fait penser à ces films de Wim Wenders où une caméra explore les paysages et les visages, dans une errance qui ressemble à l’attente d’une révélation. Marcel Cohen explore ce qu’on pourrait faute de mieux nommer l’absence. Mais comment nommer l’absence sans la trahir ? On le sait, parler d’un défunt facilite le travail de deuil. Le nommer, l’évoquer, c’est lui donner une existence, certes moins tangible mais en tous cas bien réelle. La douleur s’en trouve allégée. Or, ici, il n’est pas question de baume à poser sur nos blessures. Marcel Cohen ne veut soulager ni lui-même ni ses lecteurs. Il s’agit de faire sentir l’absence de sens, l’absence d’un amour auquel croire encore, l’absence même de valeurs dont on sent l’artifice, l’absence d’une raison à notre présence sur terre : « Seule restait l’impression d’un monde qui ne savait que balbutier, ou se répéter, et personne ne semblait admettre qu’il n’était jamais qu’en voie d’effacement. »
Pour nous faire toucher la fragilité des choses, le silence que l’écho de chaque mort renvoie, Marcel Cohen a écrit un roman bâti sur aucune fondation, aucun parti pris inaltérable, aucune hypothèse. Pas de personnages, pas d’intrigues, pas de pacte passé avec le lecteur. Des silhouettes, des voix, oui bien sûr, comme la vie nous en présente chaque jour, passants ou gloire ancienne de la tauromachie, photographies anonymes, citoyen du monde attrapé par une caméra de la télévision. De ces fragments, des ces ellipses, naît tout un roman aux voies multiples. A chacun de suivre les pentes auxquelles il voudra bien se laisser aller. Marcel Cohen travaille sur l’émotion pour nous donner à tisser des histoires là où beaucoup travaillent des histoires pour nous donner à ressentir des émotions. Parce que, finalement, le mot « absence » est un mot qui ment. Le convoquer, c’est déjà combler l’absence qu’il est censé évoquer.
Le vertige à sentir que l’existence ne repose sur aucun socle perd de son acuité dans les réflexions philosophiques, dans la mise à distance des romans linéaires. Ici, au contraire, la lecture nous rapproche du gouffre qu’on voudrait ignorer. On tourne le dos à ce divertissement qui cherche à nous éloigner de l’idée même de la mort.
L’unité du roman, niée par la diversité des récits, apparaît dans le style de l’écrivain, dans cette langue où se prolonge l’écho d’un lyrisme dont chaque phrase semble porter le deuil. Elle apparaît, également, dans l’exigence d’une pensée subtile et lucide qui s’articule en creux, dans les silences, les gestes retenus. Une pensée qui fait la part belle au doute.
Assassinat d’un garde
Marcel Cohen
Gallimard
124 pages, 75 FF
Domaine français Le roman de l’intuition
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Thierry Guichard
Assassinat d’un garde ressemble à la quête sans illusion du sens suprême qui légitimerait nos vies, qui expliquerait notre présence au monde.
Un livre
Le roman de l’intuition
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.