L’Europe peut bien trembler sous la menace fasciste, en ce mois d’août 1938, Pereira s’en fout. Seul, gros et malade du cœur, il vit replié sur son passé et se morfond d’ennui. N’entretenant pour tout rapport avec les autres que les banalités d’usage avec sa concierge, il cultive la morbide habitude de monologuer face au portrait de sa femme morte. Responsable de la page culturelle du Lisboa, il se raccroche à ses traductions des romanciers français du XIXe pour ne pas voir, pour ne pas entendre. « Qui aurait pu avoir le courage d’informer qu’un charretier socialiste avait été massacré (…) Personne car le pays se taisait, il ne pouvait pas faire autrement que se taire, et pendant ce temps les gens mouraient et la police agissait à sa guise. » Et c’est pour rédiger des nécrologies anticipées des grands écrivains qu’il recrute Monteiro Rossi. Mais les textes trop engagés du garçon ne sont pas dans le ton du journal proche du pouvoir salazariste et Pereira ne les publiera pas. Pourtant, au fil de ses rencontres avec le jeune homme qui lui rappelle celui qu’il fût, le vieux journaliste prendra lentement conscience de la gravité de la situation. Mu par les événements extérieurs autant que par une sorte de raison intérieure, il sortira finalement de son intenable silence…
Ecrit à la manière d’un témoignage, dans un style très réaliste, ce roman d’Antonio Tabucchi (publié en 1994 en Italie) soulève de nombreuses questions. Celles, entre autres, de la responsabilité individuelle, de l’autocensure, du devoir d’informer et des lâches compromissions propices aux dictatures. Ecrit à hauteur d’homme, loin de tout jugement moral à l’emporte-pièce, ce roman d’une grande subtilité suggère au fil d’un drame personnel toute la complexité du débat. Sur fond de salazarisme portugais, de fascisme italien et de guerre civile espagnole, ce remarquable appel au réveil des consciences garde aujourd’hui toute son acuité. D’origine italienne, spécialiste de la littérature portugaise et traducteur de Pessoa, Antonio Tabucchi, qui séjourna longuement en France et en Espagne, fait ici plus que jamais figure d’écrivain européen.
Pereira prétend
Antonio Tabucchi
Traduit de l’italien
par Bernard Comment
10/18
218 pages, 41 FF
Poches Un silence de mort
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Maïa Bouteillet
Un livre
Un silence de mort
Par
Maïa Bouteillet
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.