Selon les mots de Daniel Halévy, qui publia pour la première fois Colin-Maillard en 1924, la vie de Louis Hémon ne fut qu’« une suite de disparitions ». Né à Brest en 1880 et mort par accident au Canada en 1913, Hémon abandonna à vingt-trois ans famille, études et amis pour partir en Angleterre, où il resta huit ans. Colin-Maillard est l’un des trois romans qu’il écrivit à Londres et qui ont pour cadre cette ville, plus précisément ici la petite partie qu’en connaît son personnage principal : les quartiers pauvres de l’East-End, refuge du peuple prolétarien des émigrés irlandais.
À la suite d’un « malentendu » avec la police de Dublin, Mike O’Brady a été contraint de chercher du travail chez les ennemis héréditaires, « les Saxons ». En arpentant les rues de la ville inconnue, il entend par hasard un discours prêchant le nouvel évangile socialiste, et prend soudain conscience que lui et ses semblables sont depuis des générations opprimés dans un univers façonné d’injustices. Il réclame dès lors l’avènement des temps nouveaux. Mais O’Brady est démuni face au mécanisme obscur des choses dont il se sent le jouet : la vision des jours parfaits se fâne avant même d’approcher. Chez cet anti-héros à l’ « âme fruste et obscure », la volonté farouche lutte en vain contre l’abandon à l’inévitable, le songe le dispute à l’action et porte en germe l’agonie de la chimère.
Le récit épouse le surplace d’une conscience enfermée dans un cycle d’espoirs et de désillusions. Ce faisant, il donne parfois le sentiment de stagner. Son issue n’en est que plus brutale. Plutôt que de se soumettre à l’humiliation du compromis, O’Brady prend une revanche dérisoire et triomphale à la fois en commettant un acte irrémédiable mais « tangible, réel, facile à comprendre ». Il finit seul contre tous, seul en lui-même aussi, le cœur flambant d’un « anarchisme ingénu ».
Sous la plume de Louis Hémon, l’existence apparaît semblable à une partie de colin-maillard entre « la complète indépendance qu’un homme digne de ce nom doit tenir pour plus précieuse même que le pain » et l’inaccessible grâce de la liberté. À défaut de pouvoir espérer sortir vainqueur de ce jeu, reste à tenter de soigner la défaite.
Colin-Maillard
Louis Hémon
Ombres
184 pages, 55 FF
Poches La grâce de la liberté
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Philippe Savary
Un livre
La grâce de la liberté
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.