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Domaine français En terre humaine

septembre 1998 | Le Matricule des Anges n°24 | par Benoît Broyart

Après quelques détours par Prague, Sylvie Germain s’inspire d’un récit biblique pour revenir à la nuit de ces premiers textes.

Tobie des marais

En dix ans et autant de livres, Sylvie Germain est devenue l’une des voix les plus étranges de la littérature française. Ses textes affirment leur singularité et trouvent sens dans la répétition. Progressivement, une œuvre s’inscrit, dans l’obscurité qui la caractérise. Car avec Tobie des marais, l’écrivain s’attache plus que jamais à l’être et à ses douleurs, à ses parts d’ombre. Elle continue de nourrir le cycle entamé avec Le Livre des nuits (Gallimard, 1985) et offre un texte très maîtrisé.
Le lecteur arrive brutalement dans le dernier roman de Sylvie Germain. Il pénètre au cœur, sans y être invité. Car quelques pages suffisent à l’écrivain pour nouer un drame hors du commun, susceptible de bouleverser dès l’entrée. Immédiatement, on se prend de sympathie pour des personnages qui se débattent dans une réalité noire comme la suie.
Sous l’orage, un petit garçon file sur son tricycle. Il « va au diable », chassé par un père fou de douleur. Deux automobilistes l’aperçoivent et décodent progressivement cette apparition. Le ciel menace au-dessus : « La muraille tonna, comme un gong de désastre. Alors le schiste vira au violet-noir, puis il se lacéra. Une pluie torrentielle assaillit la terre. La visibilité tomba à zéro. » Plus loin dans le marais, Théodore, le père de Tobie, cherche désespérément la tête de sa femme Anna : « Le père pendant ce temps courait à travers champs, arpentait les chemins et fouillait les fossés, les buissons. Il ne prenait garde ni aux ronces ni aux fils barbelés qui déchiraient sa veste et lui griffaient les mains. »
Le livre s’ouvre comme une plaie, jure avec le paysage singulier du marais poitevin, lieu où « l’alliance entre les quatre éléments s’opérait en une si subtile et profonde harmonie. » Ces pages contiennent en germe la violence du chemin de l’enfant, qu’on suivra jusqu’au dénouement. Car Tobie des Marais est avant tout la relation d’un parcours, de l’enfance à l’âge adulte, de l’obscurité à la lumière des corps.
Sylvie Germain a suivi la trame biblique, adaptant librement Le Livre de Tobie. Le personnage reste un fantôme dans la Bible, une enveloppe en attente de contenu. L’écrivain parvient ici à lui modeler un nouveau souffle. Elle y insère cette pâte humaine qui colle aux parois internes et donne de l’épaisseur. Les épisodes du récit biblique sont respectés mais revisités. Tout est affaire de regard. Il est indispensable aussi, pour rendre proche, de ramener ces figures vers notre présent, de les ancrer dans l’histoire. Au fil du récit, on suit les pérégrinations de plusieurs générations, de la vague d’immigration polonaise vers les États-Unis à la Seconde Guerre mondiale, de la guerre d’Algérie à mai 68. Ce mouvement de vies et de morts, d’inscription dans le temps, rythme chaque livre de Sylvie Germain, et son dernier roman ne fait pas exception à la règle.
L’écrivain s’attache à un être, en frôle un autre, puis tisse les liens progressivement entre eux. La structure romanesque suit les destinées, une à une. Les chapitres portent souvent le nom d’un seul. Sylvie Germain se révèle alors une fabuleuse portraitiste. On suivra par exemple Déborah, arrière-grand-mère de Tobie, femme qui « avait toujours tenu lieu de mémoire auprès des siens, vivants et défunts. » dont le « séjour sur la terre semblait n’avoir ni commencement ni fin ».
La douleur est là aussi, dans cette solitude qui peine à trouver un terme, dans la marche incessante des êtres qui ne finissent jamais de se déchirer. Car Ils son constamment tiraillés. En bas, il y a la terre, la famille qui retient, d’où l’on ne s’échappe pas sans mal. Plus loin, il y a la tentative de l’autre qui nécessite l’errance. Les personnages de Tobie des Marais sont tous en marche. Il n’est pas surprenant alors de les voir renoncer à la raison. Ils perdent la tête, confrontés à des situations extrêmes. L’image de la décapitation revient sans cesse chez Sylvie Germain. En 1997, elle avait consacré un ouvrage entier au sujet : Céphalophores (Gallimard).
Mais ce qui rend la voix incomparable, ce sont aussi les images puissantes charriées par l’univers de l’écrivain. Au fil des pages, Sylvie Germain met en place une réalité de rêve et révèle l’infini de l’humain. Dans la seconde partie du roman, l’ange Raphaël guide Tobie vers la fin de la douleur qui empoisonne sa famille, malédiction qui court depuis tant d’années, provoquant des morts atroces. Sylvie Germain montre alors comment l’homme peut parvenir à maîtriser le réel, à l’élargir aussi. Elle tient la bride d’un fantastique surgi d’une étonnante acuité du regard. Comme elle l’écrit dans un essai paru récemment sur un poète tchèque (Bohuslav Reynek à Petrkov, Christian Pirot), « Il faut regarder, regarder intensément et rêveusement le visible, pour voir vraiment, pour tout à la fois déployer et affûter sa vue et l’éblouir alors de visions, non pas de fantasmagories, d’hallucinations, mais d’images bien concrètes saturées de matière, de couleurs, de présence, et par là même infusées d’invisible, poreuses et résonnantes ; ainsi le familier se révèle-t-il soudain puissamment insolite ».
A la lecture, on se laisse porter par une langue pulsée et envoûtante. Loin d’être transparente, l’écriture de Sylvie Germain se situe du côté de l’oral et du conte : « Mais un jour, il fut envoyé creuser la terre en un tout autre lieu où les éléments étaient hostiles aux hommes et les hommes ennemis entre eux, où il n’y avait ni vendredi ni dimanche, où la semaine était informe, le temps pulvérisé et les jours et les nuits indistincts. La boue des tranchées ne rougissait que du sang des hommes. »
Malgré tout, la seconde partie de Tobie des Marais reste moins convaincante que la première. On bascule dans le genre éprouvé du roman d’initiation. Tobie suivra un chemin sans surprise, ponctué de rencontres formatrices. C’est peut-être pour cela qu’une fois le livre refermé, on reste sur sa faim. C’est sans doute aussi parce que Sylvie Germain approfondit toujours le même livre. Elle tisse une œuvre profondément humaine, incarnée et magique, dont Tobie des Marais n’est qu’une pièce.

Tobie des marais de Sylvie Germain
Gallimard, 224 pages, 95 FF

En terre humaine Par Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°24 , septembre 1998.
LMDA PDF n°24
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