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Poésie Marcher à la langue

janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25 | par Emmanuel Laugier

Parution du deuxième volume en poche des œuvres d’André du Bouchet. Le choix, établi par le poète, constitue un livre en soi et condense la traversée de vingt-trois ans d’un travail poétique majeur.

Le 14 juillet 1958, Boris Parternak écrit : « Mon cher André du Bouchet, quand un rayon de soleil se fait jour à travers le jardin ombragé ou par les ténèbres de la forêt, chaque fois qu’il me brûle et m’éblouit, je pense à vous ». Et plus loin, s’excusant du retard de sa réponse, Pasternak dit de Dans la chaleur vacante : « à cause de l’air aveuglant, à cause des lignes « Avant que la blancheur du soleil soit aussi proche que ta main… – que le jour, en s’illuminant, m’ait découvert ici… Avant que le ciel ne soit asséché… » à cause de tout ce qui est dit du mur et dans les pages « Du bord de la faux »  ». André du Bouchet a alors 34 ans, il a vécu dix ans aux États-Unis où il enseigna la littérature anglaise. Il a publié quelques livres, dont le fameux Air chez Jean Aubier, (Fata Morgana le reprendra, suivi de Défets, en 1986), Sans couvercle chez Guy Levis Mano, et quelques poèmes illustrés par Tal Coat repris aujourd’hui dans Ou le Soleil (Poésie/Gallimard). Dans la chaleur vacante, le livre qui marquera incontestablement l’entrée d’André du Bouchet dans la poésie, et le rendra une première fois visible, identifiable, n’est alors pas encore paru. Mais Pasternak, l’un des premiers lecteurs, le reconnaît déjà comme un bouleversement, quelque chose que la poète Anne de Staël nomme très justement : « Une puissance de transport à la langue ». Reverdy, de son côté, un ami connu en 1949 avec qui il s’opposera aux aversions du surréalisme, salue le poète et le commencement de son chemin « -dur quand il est devant -dur quand il est derrière à la limite de la vie ». Il faudrait ajouter à tout cela, les propos de Maurice Blanchot, Jean Tortel, et bien d’autres encore, qu’ils soient ses aînés ou ses contemporains. Et si l’on sait seulement d’André du Bouchet qu’il est né en 1924 à Paris, que Truinas, dans le département de la Drôme, est un lieu de montagnes basses où il passe la moitié de son temps, cela suffit. L’auteur, d’ailleurs, ne dit rien de plus. Pas de portrait, à part celui reproduit sur la couverture de l’ajour, pas de notice biographique. Rien que les livres cités au fil du temps, parmi lesquels on découvrira ses traductions de Paul Celan, Ossip Mandelstam, Hölderlin, Joyce, Shakespeare, et en recherchant bien son rôle actif, aux côtés de Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, Michel Leiris, Paul Celan, Gaëtan Picon, au sein de la revue L’Éphémère (1966-1971), les grandes amitiés avec les peintres, Giacometti, Bram Van Velde, etc.
Seul importe d’entendre cette voix passée « par la dent de la langue » (Anne de Staël), cette dureté sèche et râpeuse que ses textes lancent sur la page comme autant d’étoiles trouant le ciel. Et bien qu’il conviendra, en un second temps, de voir en cette rudesse de la langue une forme de tendresse, pour ne pas dire un laisser-aller donné aux éléments du monde (la montagne, la neige, l’air, le feu, la route, etc.), la poésie de cet homme claque comme un fouet dans l’espace. Nous sommes bien, avec elle, dans une langue attisée par le nerf d’une dent à vif : pour exemple, dans l’ajour, ce passage de Laisses (Fata Morgana, 1984), l’un des nombreux recueils qui ponctue ce volume : « Atteindre où encore je vois,/passé ce jour, le jour foulé comme en crue à un sol,/ notre tête// comme corde demeure corde,/même interrompu, la rigueur du vent. (…) Immergé je marche cœur/de l’eau que le froid fait pierres./ Comme/blancheur encore, au genou des routes, l’un et l’autre/concassés. ». Toute la mesure d’André du Bouchet est là, et il faudrait des plages de feuilles vierges pour pouvoir rendre compte de la disposition dans l’espace du livre. Pour être pris des heures par une page restée en tête à cause de quelques mots qui s’y sont éclatés ; ou ont donné le rythme haletant, sec, vif, syncopé, d’une marche vers le monde. Ainsi, il n’y a pas de plus grand malentendu que de renvoyer l’écriture d’André du Bouchet à un hermétisme ou à une soit-disant difficulté. Si dans ses moments elle peut être abstraite, elle ne l’est pas plus, ou pas moins, que toute écriture qui se tend vers son inconnu. Ainsi, afin de soulever les barrières et les a priori, entrer dans l’œuvre d’André du Bouchet revient à faire l’expérience d’une marche : en haute montagne sentir l’air se raréfier, s’étouffer, sentir l’irrespirable, ou la chaleur accablante du bitume en pleine ville, la chaleur écrasante, le feu de la route, la sourde opacité du monde. Ce à quoi il nous arrache aussi. Ainsi, écrire face au monde, c’est témoigner, comme le dit Blanchot de Celan, que l’on est à côté de quelque chose d’absent dont on doit témoigner malgré tout. Cela peut paraître tout à fait contradictoire, mais c’est ce qui, bien entendu, permet aussi à Alice de passer de l’autre côté du miroir. Rien, donc, dans cette poésie, qui ne veuille éluder la complexité de notre rapport au monde. Rien que l’on ne puisse soustraire à l’expérience d’une langue qui a décidé, dans son exigence, de porter le moteur blanc du réel en elle, comme pour répéter autant de fois son propre échec. Qu’elle soit butoir, comme on bute et vacille, et tombe sur le sol, ou que l’on reçoive une pierre à la tête, comme l’homme à cheval dans les montagnes au Liban de Retours sur le vent (1995), cette langue est infinie, trouée et ramassée par le monde et son air. Sans majuscule aucune, l’ajour, constitué d’extraits de Qui n’est pas tourné vers nous (1972) à Rapides (1984) ou Axiales (1992), conduit fermement à vérifier que le poème, sa façon d’aller aux événements du monde - « L’orage/bleu sous le pas, comme un implant de l’air quand on/marche », « Le glacier encore, de l’autre côté,/comme au sol plus haut le souffle » -, est une respiration, un air extrait du corps. Qu’écrire c’est marcher, faire un pas contre nous-mêmes, s’extraire infiniment de nos représentations. Une expérience dure, « à la limite de la vie », phénoménale : « à/ l’intarissable/ buvant// comme à ce qui a// tari// comme l’air froid/ revient// l’autre// que je ne pourrai pas/ être ».
Essentielle.

L’ajour
André du Bouchet

Poésie / Gallimard
175 pages, 34 FF

Marcher à la langue Par Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°25 , janvier 1999.