Lignes N°36
Revue d’idées radicale, Lignes représente un des plus hauts lieux de la pensée intellectuelle aujourd’hui dans les domaines de l’art, la littérature, la philosophie et la politique. Daniel Dobbels, Francis Marmande et Michel Surya son directeur, accueillent bon nombre de penseurs et écrivains autour de thèmes engagés. Dans le numéro d’octobre dernier Marie Depussé, Jean-Luc Nancy et, entre autres, Christophe Bident abordaient la « Haine de la nostalgie ». L’an dernier le N°32 proposait « Les intellectuels tentative de définition par eux-mêmes » qui réunissait aussi bien Pierre Bergounioux, Michel Deguy, Bernard Noël que Jacques Derrida, Michel Debray ou Enzo Traverso. Le numéro de printemps (Lignes paraît trois fois l’an) porte à son fronton : « Résistance de l’art, des arts résistants » auquel s’ajoute un dossier sur Heiner Müller (avec un poème inédit). La démarche de Jean Jourdheuil est révélatrice du travail fait par Lignes : il s’agit plus d’évoquer ce que la perception de l’œuvre d’Heiner Müller révèle de notre société que d’en baliser le champ. Résistants, les écrits ici le sont dans la mesure aussi où, la leçon de La Société du spectacle bien comprise, il s’agit de permettre à l’art d’échapper à sa (di)gestion par l’ogre du marché, de la sociologie, des médias (sur ce dernier point, le texte de Michel Surya, Les Intellectuels de pouvoir est plus qu’éclairant).
En ouverture de cette 36e livraison, Francis Marmande fustige « le despotisme de l’opinion publique, (…) et la maladie de la transparence » et d’ajouter : « La question de l’écrivain, ce n’est pas de redistribuer, reconstruire, déconstruire la réalité, c’est de coller à la langue du réel (…) tout en restant, non pas irrécupérable ou illisible (…), mais proprement inacceptable (Bernard Noël). » Mathieu Bénézet se montre plus nostalgique dans un texte écrit d’abord pour la réédition (suspendue) de Le Roman de la langue. Ceux qui s’intéressent à l’histoire littéraire récente seraient bien inspirés d’y aller voir. Jean-Paul Curnier, en évoquant les rapports que l’art d’aujourd’hui entretient avec le pouvoir, met le doigt précisément où ça fait mal. « Le politique, explique-t-il, ne dit rien qui s’oppose à l’art, le contredise ou le récuse, et l’art n’est en rien imprévu dans ce à quoi le politique consent. » Et, pour enfoncer le clou : « Il est pour le moins difficile, au vu de ce qui existe et du tapage qui s’ensuit, de ne pas soupçonner ceci : qu’il n’y ait d’art aujourd’hui que pour prouver qu’il y en a. » Fermez le ban. En fin d’ouvrage, les aficionados s’accrocheront à leur dictionnaire de concepts philosophiques pour suivre pas à pas la dénonciation par Mehdi Belhaj Kacem de la transparence. Le jeune philosophe parvient même à révéler une profondeur insoupçonnée (et insoupçonnable) au dernier roman de Virginie Despentes. La difficulté à lire cette intervention montre au moins que Lignes ne met nulle frontière à sa radicalité. Tonifiant.
Lignes N°36 - 176 pages, 100 FF - Abt : 285 FF (35, rue de Seine 75006 Paris)