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Nouvelles Seul, dessus (nouvelle de Dominique Ségalen)

mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26

Dominique Segalen est née en 1952 à Alger et vit à Vallauris. Artiste peintre, elle anime des ateliers d’écriture avec les jeunes de la cité Zaïne et travaille actuellement à la création d’une association où des artistes parraineront des adolescents. Elle adore Umberto Eco et lit beaucoup en librairie. Dernier livre acheté : Mort accidentelle d’un anarchiste (Dramaturgie) de Dario Fo.

I1 se serait déjà senti ridicule, avec sa peau blafarde et son maillot turquoise taille super mammouth, affalé dans cette baudruche innommable que Valérie avait rapportée de l’hypermarché samedi. Si ce n’était la douleur.
Les jambes, surtout.
Un milliard d’aiguilles cousues serrées montant des pieds jusqu’au niveau de flottaison, l’endroit où l’étiquette le démange sur le gras de la cuisse depuis maintenant six heures.
Six heures. Ballotté en pleine mer, dans l’eau glacée. Le gag auquel on n’ose pas penser, même autour de la table de la cuisine chez Didier quand tout le monde y va de sa blague…
« Trop énorme ! Tu fais huit cents bornes depuis ton pavillon, coincé pour une journée de bruits de fond, scores électroniques, sirènes et vagissements des petits chéris affamés, ta femme cherchant les bons gratuits spécial vacances pour les surgelés machin, qu’elle avait mis ’’dans la pochette verte, André, j’en suis sûre ! Je ne comprends pas’’, tu trouves une place juste en face de l’hôtel de la Mer ; incroyable ! alors que les Anglais étaient prêts à couper la file (ils avaient déjà mis leur clignotant), tu gères pas si mal un débarquement sacs-valises-gosses sans que ça déborde sur la Nationale, sans compter le tour du port en famille après dîner pour voir le phare, et la nuit à te retourner sur le matelas trop mou ; tu réunis toute la matinée une panoplie complète de palmes-masques-tubas, tu laisses femme et gosses sur la plage en leur disant que tu vas chercher les journaux, histoire de profiter d’un peu de paix bien méritée… Mais par pitié, pourquoi te vient-il l’idée de te baigner seul, derrière la pointe du cap, emportant cette bouée ridicule dans l’intention de t’y prélasser comme sur un matelas ? Et pour quelle raison, alors que tu t’assoupis comme un bienheureux, te moquant comme d’une guigne de tes airs de touriste, les dents tachées façon vieux mur patiné (à cause du tabac, André !) exposées au soleil du midi dans un sourire carnassier, enfin libre… pour quelle raison un mistral force quatre se lève-t-il au mépris des prévisions météo de sept heures vingt-trois, affichées à la capitainerie ? »
Une bonne sieste, ça oui ! Il n’avait pas dormi aussi profondément depuis des années peut-être. Ça remonte au premier bras cassé de William lorsqu’après le coup de fil du proviseur, Valérie était partie sur les chapeaux de roues chercher son fils à la classe verte. Un tour de cadran dans la maison vide : douze heures d’un sommeil de gamin.
Mais tout à l’heure, le réveil a été rude. I1 a mis un moment à réaliser, engourdi par la mauvaise position, réajustant ses lunettes de myope pour situer la plage et… plus de plage ! nulle part !
Seul. En pleine mer. Incroyable ! Quelque part entre Nice et la Corse. Poussé comme un bouchon de liège, aussi simple que ça.
Il se souvient du fou rire qui l’a secoué au moment où il finissait de gonfler la « maxi bouée à soudures thermo-collées pour toute la famille, mer et piscine, en promotion jusqu’au vingt juillet inclus ». Au début, concentré sur la régularité de son souffle, il voyait s’élever en saccades comiques ce qu’il prenait pour une corne de rhinocéros, d’un vert fluo agressif. Le bouchon mis, l’objet ressemblait indéniablement à… une île ! Avec son gros boudin de terre orange, et surtout son arbre : un vigoureux palmier de plastique aux feuilles écartées comme de vilains doigts. Enfin : une culotte centrale blanche à deux trous qui lui cisaille maintenant le haut des cuisses même si l’ouverture s’est élargie à cause du poids, lui donnant l’air d’un vieux bébé dans sa couche.
Il ne rit plus.
Le palmier qui lui a servi d’oreiller s’est un peu dégonflé. L’extrême pointe ballotte en rythme court, au gré d’une eau bleu marine que viennent souffleter les embruns. Il est planté dans son île jusqu’à la taille, glacé en bas, brûlé en haut. Le soleil a cogné tout l’après-midi, exacerbé par le vent, pour s’affaisser à l’horizon. Pleins feux sur le miroir d’or fluide, à perte de vue. Hier, il aurait donné cher pour voir un paysage pareil.
Il est hébété.
Passé par tous les stades depuis l’incrédulité la plus pure jusqu’à une terreur sans nom à l’idée que personne ne sait où il se trouve, il a hurlé de peur et de colère, appelé, pleuré aussi. Se noyer dans ses larmes… L’expression lui semble horriblement convenir ici.
Il est épuisé et n’ose pas sortir de son pitoyable flotteur dont les couleurs vives peuvent aider à le repérer. Il se dit qu’un bateau va forcément passer, on est sur la Côte d’Azur non ? Les ports en sont pleins.
A cette heure-ci… quelle heure est-il en plus ? Il a laissé sa montre là-bas, sur les rochers avec ses affaires. Pas étanche.
Valérie doit se faire un sang d’encre. Qu’est-ce qu’elle va imaginer ?
Si seulement il était resté sur la plage, comme un type normal, à passer des vacances normales ! Jambon-saucisson, matelas à la journée, huile solaire au karité, shopping et vision sous-marine : « regarde Florian, une rascasse ! ».
Il sursaute soudain, remonte ses jambes dans un crissement de plastique mouillé. Et si des poissons énormes s’en prenaient à lui ? Il est à la merci de n’importe quoi et la nuit va tomber…
Il grelotte encore une heure, dans un état de folie avancée. Puis il lui semble entendre un pout-pout-pout lointain.
Il bat certainement un record olympique, bras et jambes mêlés, s’égosille et soulève des gerbes d’écume comme le faisait William ce matin, saisissant le ridicule de la scène.
Un gloussement avorté monte de sa gorge, tandis que des feux rouge et vert se rapprochent. Transi, il sent monter un rire nerveux incontrôlable. Il se voit dans la cuisine de Didier, les coudes posés sur la toile cirée aux carreaux passés, racontant une fois de plus son épopée, et concluant :

 Ç’aurait vraiment été nul, de mourir seul, sur une île déserte !
Dominique Segalen

Seul, dessus (nouvelle de Dominique Ségalen)
Le Matricule des Anges n°26 , mai 1999.