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Nouvelles Fontières (nouvelle de Kangni Alem)

août 1999 | Le Matricule des Anges n°27

33 ans, Kangni Alem est un habitué des planches puisque ce comédien togolais, au moment où nous bouclons ce numéro, joue Ubu déchaîné avec Richard Demarcy à Avignon après y avoir interpétré un rôle dans La Tragédie du roi Christophe. Marié et père d’une petite fille, il a été publié dans le dernier numéro de La Revue Noire. Il aime mélanger dans ses textes le français et le mina (langue du Togo).S’il apprécie surtout les auteurs américains, son dernier livre lu est La Splendeur du Portugal d’Antonio Lobo Antunes (Christian Bourgois).

La feuille vient de loin. Elle est couleur de deuil. C’est drôle, ma maman si peu connue est enfin morte là-bas. Au pays de son second mari. Seule la frontière nous séparait, forte et faible dans sa matérialité - la frontière des autres - à briser pour la retrouver et…
Pourquoi la retrouver ? On était si bien avec papa, ma sœur et moi, et même si je ne comprenais pas pourquoi il interdisait à maman de nous rendre visite, je respectais son choix.
« … ce pays n’est pas le mien, je vais bientôt passer. Ramenez mon corps chez nous ! Faites-en ce que vous voudrez, mais ramenez-moi chez nous… »
Aucun pays n’est nôtre. Toutes les terres nous sont données, il suffit d’en prendre possession, de s’y sentir à l’étroit ou d’en éclater les limites, de soi. La plus petite ville au monde se révèle enfer ou paradis, c’est selon. Seules les frontières font croire aux gens qu’ils sont loin de chez eux. Ce n’est pas justifier leur existence. Non. Au pays de son second mari, maman connut les mêmes réalités qu’ici : un lit, un homme-bois-sec à disposition, la joie, les pleurs, la pénétraison, l’engrossement, la délivrance…

 Après tout, c’est ta mère, tu iras la ramener.

 Et la monnayer.

 Quoi ?

 Rien, papa.
Il y a fête à l’Ouest. Foisons. Fanions. Pavois. Fanfares.
Il y a fête à la frontière qui, du coup, n’existe plus.
Notre voiture passe entre la file de douaniers hilares, aux uniformes puant la sueur et le bakchich, qui jouent à caresser des fessiers. Les commerçantes se laissent faire, coquines et lucides. Une aubaine le sourire d’un douanier et l’attouchement contre une exemption de taxe, le compte est bon. Ici on les surnomme, ces commerçantes à la jambe légère, les tueuses de frontières.
Notre voiture passe. No man’s land…
Il y a fête à la frontière ouest, mais à l’Est on fait son métier, son petit métier… la frontière a disparu à l’Ouest, à l’Est néanmoins, dans la tête du chef douanier, des murailles voient le jour, immenses et butées dans du bronze dont on fait la suspicion. Ni fête ni relâche à l’Est. On dit de Shin, le chef douanier qu’il est muraille et mémoire. Aux origines du poste frontière, sa présence minérale, désolée, toujours égale à travers temps, à travers vies et morts, trahisons, contrebande. On dit de Shin, on dit de lui que lorsqu’il rit, c’est qu’il a faim. Il n’aime pas les fêtes, les congés payés ou non. La vie de Shin, c’est la frontière, il surnomme son coin de guet la banque mondiale, les contrebandiers le savent, qui médisent l’œil torve : « cette muraille de Shin ! »
I1 y a fête à la frontière. Bouts de chants tout partout…
c’est que trois mois plus tard/ il s’est acheté une Yamaha/ une belle Comfort/ ah sa miss Carolina/ allez les voir swinguer/ là-bas au Maquina Loca/ doucement brother Kofi/ doucement/ les tentations de la vie/ c’est qu’elles sont innombrables.
La foule lanterne à rejoindre l’Est. Klaxons… le corbeau joue des muscles, notre chauffeur s’impatiente…pim pim… qu’est-ce qu’ils f… respectent même pas les cadavres, oh
putain !
L’Est enfin. Shin est là. Énorme contre-plongée tenant son chien en laisse. La frontière a changé depuis notre récent passage. Beaucoup plus de douaniers que de coutume, des douaniers aux mouvements secs et furtifs, beaucoup de fouilles. La nouvelle frénésie à l’Est, c’est la faute à la rumeur, follement tuilée comme du gros vin, qui parle d’événements graves « pouvant menacer notre sécurité ».

 Les papiers, Monsieur.
Le chauffeur descend du corbeau. Assurance. Permis. Carte grise… surtout ne pas le contrarier, Shin.

 Les papiers, j’ai dit.

 Pardon ?

 Faites pas le rayou ! Les papiers du cadavre !

 Ah bon !
Ma sœur, ma tante, mon oncle, descendus eux aussi du corbeau, se sont tournés vers moi. J’ouvre mon porte-documents. Le chien aboie et mord la laisse en acier doux. Shin lui caresse la truffe. Un chien grand, beau, la pupille assassine.

 Couché, Rayou, couché !
Mon oncle se mange les ongles, bougon. « Les papiers du cadavre, les papiers du cadavre. Encore heureux… ils finiront par l’inventer, la T.V.A. sur le macchabée… »

 C’est à qui le cadavre ?
Un cadavre appartient au premier qui le ramasse, j’ai pensé, j’ai pas osé le dire.

 Pardon, Monsieur ?

 Vos papiers ne sont pas clairs. Suivez-moi au cabinet !
On s’est tous regardés. Cabinet ! La classe ou la merde. Décidément l’humour douanier.
Et Shin de nous expliquer la loi de ce côté-ci de la frontière. Dehors sous le soleil, ma sœur et le chauffeur sont restés à veiller le cadavre de maman marinant dans son cercueil en bois de teck.

 Je ne vous cache pas que le cadavre a des problèmes.

 Monsieur Shin !

 Comprenez, jeune homme, Shin respecte la loi. Ceux de l’Ouest ne sont pas nos frères.

 Bel euphémisme.

 Si vous voulez, ils sont nos ennemis et la loi prévient nos filles de toute alliance avec l’ennemi. Le cadavre vient de l’Ouest, il doit y retourner.
Il a fallu envoyer ma sœur prévenir la famille. La décision fut prise de soudoyer Shin. Mon père vint en personne lui proposer des coupures neuves. Les yeux de Shin sont devenus tristes. Il a ri et les coupures ont disparu dans le tiroir de son bureau.

 Comprenez, Monsieur, Shin accepte les cadeaux, mais Shin respecte la loi.
Impuissance et rage. Même la colère, en pareille situation, a quelque chose d’affecté, d’inessentiel hommage à l’arnaque. Dehors, nous avons retrouvé le soleil. L’ex « nouveau mari » de maman est venu rejoindre le cortège.
Le cadavre étoilé dit l’histoire.
De ce côté-ci du monde.
Par la bouche de mon oncle.

 Je ne savais pas.

 Tu ne savais pas, neveu ? Les vieilles histoires n’intéressent que moi. Nos frontières sont nées à Berlin et Berlin n’a plus de frontières.

 Je ne savais pas.
Les eaux du fleuve sous le soleil… les eaux nourrissent nos terres, uniformes d’une géographie solaire à l’autre. Nuits. Plaines. Éclipses. Uniformes dans leurs variétés infimes. Les eaux vont leur route. Sans limites. Nos eaux, nos terres. Le mariage séduit, mais les peurs génèrent murailles et barricades, privilège ou malheur, à prendre ou à laisser. Je laisse. Le cœur vers l’Est, le bassin vers l’Ouest, nous avons enterré maman sous le soleil frontalier, à cheval sur deux malentendus, deux postes frontières qui s’observent à la dérobée. Seul regret : toute ma came achetée à l’Ouest enterrée avec elle. Au retour, j’ai lavé ma chemise dans le lavabo.

Kangni Alem

Fontières (nouvelle de Kangni Alem)
Le Matricule des Anges n°27 , août 1999.