Une ville étrangère et anonyme écrasée sous le soleil. Une femme et son fils jouent derrière les volets fermés. Ils attendent le retour de l’homme, l’homme qui raconte l’histoire d’une femme partie rejoindre à l’autre bout du monde un mari qui ne l’aime plus.
Tous les soirs la femme l’accueille avec des cris, des larmes, et l’homme résume leur histoire à ses longues plaintes quotidiennes. La chaleur, le ménage, le manque d’argent et l’enfant qui demande trop d’attention. Il ne lui donne jamais la réplique. Quand sa femme s’épand, lui se contente de retranscrire fidèlement l’incessant flot de ses rancœurs. Il n’y a pas de dialogue. Ou plutôt, ce deuxième roman d’Emmanuel Adely semble tout entier un infatigable monologue, celui de la femme, reçu et réécrit par l’homme, une paradoxale logorrhée, variation désespérée sur le thème d’une impossible communication.
« Si je ne réponds pas mais rien pas un seul mot qui montre que je l’écoute alors elle va se coucher puis revient au salon et il faut encore ne rien dire, alors elle va se coucher puis revient au salon et il faut ne rien dire alors elle va se coucher parce que dire mais retourne à Paris, par exemple, je t’en prie, c’est faire qu’elle revienne au salon, s’assoie sur le canapé, veuille m’embrasser puisque lui répondre c’est l’aimer, puisque pour elle aimer c’est parler, alors je me tais, elle va se coucher forcément, s’effondrer sur le lit, repue ». On plonge dans Agar-agar comme en apnée, entraîné malgré soi et presque par le seul fait d’une langue, haletante, étouffante, à elle seule déjà fonctionnant comme un huis clos. Ce couple tout à la fois cousu et obturé par ses accablants soliloques, il faut le deviner entre les lignes, elle, celée, travestie par son discours et lui, muré dans son silence, refusant de l’entendre et souhaitant qu’elle se taise.
Rongée par la solitude la femme abdique peu à peu tout amour-propre, et l’homme implacablement la montre, qui se débonde, vulgaire et méprisante. Quand la ville bouge sur ses fondations, parcourue de secousses sismiques de plus en plus fréquentes, Emmanuel Adely met en miroir cette cité qui se fige, toute entière tournée vers la catastrophe à venir et la femme-épicentre dont partirait des ondes de choc de plus en plus violentes. La ville et le couple tous deux bientôt résumés dans l’attente du chaos final quand lui, pour la faire taire voudrait parfois la tuer, et qu’elle parle encore, « dit oui tue-moi c’est ça, tu veux me tuer je le savais, elle dit ça comme on respire, exulte, devant l’acte final et commun qui fera que nous ne vivrons jamais l’un sans l’autre et peut-être c’est pour elle, soudain pour nous deux l’acmé de l’amour, la mort ».
Adely distord les mécanismes de la surenchère et d’un discours furieux, incontinent, hystérique, celui d’une femme impuissante qui comme un jouet mécanique ne ferait plus que dévider inlassablement les notes discordantes d’un amour à sens unique. On voudrait parfois se déprendre de ce phrasé obsédant parce que l’on pressent fugitivement que le narrateur nous manipule. Parce qu’il se complaît ostensiblement dans le récit de la violence féminine, le doute s’insinue. Et si cet homme ne se cachait derrière elle que pour mieux faire douter de sa raison et taire sa propre lâcheté. Et si le silence n’était qu’une autre façon de voler la parole quand dire inlassablement reste l’ultime recours d’une femme abandonnée.
Agar-agar
Emmanuel Adely
Stock
167 pages, 85 FF
Domaine français Concerto pour femme seule
août 1999 | Le Matricule des Anges n°27
| par
Anne Riera
Le deuxième roman d’Emmanuel Adely saccage l’idéal du couple.Entre hystérie et pulsions meurtrières, la langue se fait implacable.
Un livre
Concerto pour femme seule
Par
Anne Riera
Le Matricule des Anges n°27
, août 1999.