Durant tout un hiver, chaque semaine, François Bon s’est rendu de Paris à Nancy, par le train qui n’est pas encore le TGV. Chaque semaine, il s’est installé dans le premier wagon « un fourgon mais laissant encore à l’avant, comme séparés du train, cinq compartiments dont un réservé au service et toujours désert. » Le genre de train qu’on n’aime pas prendre parce que sa vieillesse renvoie à la misère des régions qu’il dessert. Là, chaque semaine, François Bon note sur un carnet ce que le paysage lui révèle des villes traversées et plutôt les villes que la campagne : usines, bistrots, gares, cimetières. « Variations de récit sur réel répété à l’identique, et pousser cela à bout, et rien d’autre même au récit que ces images pauvres, rue qui s’en va en tournant, encore ces maisons aux angles trop droits, encore un garage et des immeubles, et toujours cette manière qu’a le pays de laisser ceux du train le regarder par son derrière (…) » ; le livre avance ainsi, en une longue série de notations agencées comme pour épuiser le réel. La phrase de l’écrivain se fait violente, incantatoire dans sa manière d’éliser les articles, proche parfois d’une littérature objectiviste. Et pourtant, on ne se débarrasse pas comme cela de ce qui, dans le regard, est ce que l’on porte de soi. Ainsi le sens surgit plus des usines dont l’architecture, les couleurs, les noms, renvoient au passé de l’écrivain que des jardins ou des bords de Marne. Le paysage ouvre parfois même sur des pans entiers du passé et c’est François Bon se remémorant son premier travail en usine, à 18 ans, en Allemagne et les odeurs de l’Imbiss où les frites baignent dans la mayonnaise.
Mais ce n’est pas encore cela, ce voyage intérieur, que l’on retiendra de ce récit ferroviaire. C’est, plutôt, l’impression qu’une radioscopie s’effectue sous nos yeux avec pour seul écran la fenêtre d’un wagon. Ce sont les usines « mortes », les inscriptions où parfois manquent des lettres, les maisons aux volets toujours clos que le regard accueille et enregistre. Comme autant de messages d’un monde disparu. Et c’est vrai que l’homme y est peu présent, sinon de dos ou s’en allant. Sinon sous les stèles des cimetières ou dans les urnes funéraires de Vitry-le-François « posées par blocs de quatre ou six les unes sur les autres sans adjonction de ciment, comme un enfant poserait des cubes ». Monde mort et pourtant contemporain de celui qui le traverse. D’où, également présent, ce désir à jamais inassouvi du narrateur de percer la façade de cet univers de fer et de béton derrière quoi se tiennent des vies, se déroulent des histoires. Par exemple à Foug (« c’est peu avant Toul ») où à propos d’une enseigne, « le mot Dancing écrit en très gros », le voyageur s’interroge : « et qui vient dancer à Foug on ne le sait pas, on n’a jamais rencontré personne de Foug ». La vie n’apparaît que par signes gravés sur le paysage.
Dans sa tentative impossible d’épuiser le réel par l’écriture, Paysage fer cependant fait surgir la beauté nostalgique de ces villes oubliées et leur rend un hommage saisissant. « S’interroger sur cela qui survit, traces et beauté pourquoi ça vous prend » se demande François Bon ; le mystère de cela est peu épais : le train, quand il ne va pas si vite, tisse nos vies à celles, muettes, de ceux-là qui tournent le dos, qui vivent derrière des vitres de bistrots où qui travaillèrent derrière les murs des usines aujourd’hui fermées. Ce n’est pas la moindre des réussites de ce livre que de faire affleurer, d’un paysage de fer et de béton, l’humanité « en bras de chemise ».
Paysage fer
François Bon
Verdier
88 pages, 68 FF
Domaine français L’écriture d’une ligne
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Thierry Guichard
François Bon développe à partir d’images volées au réel lors de voyages en train hebdomadaires, le portrait en fer et béton de notre fin de siècle.
Un livre
L’écriture d’une ligne
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.