Si l’on y réfléchit, et c’est ce que fait Tom, le frère du narrateur du Cinéma des familles, la mousse nous plonge dans des abîmes de douceur, des infinis de platitude, végétation extraplate, « flore vue d’avion » qui fait de nous des dieux, bouleversant durablement notre rapport au monde. Manifestation du « presque rien », « vibration d’une surface trop longtemps fixée », elle recouvre la surface du monde sans trop s’y accrocher, disparaît sans laisser de trace. Prodige de mollesse, elle donne au monde la matérialité d’une chute de neige, nous propulse dans les limbes. Elle s’insinue dans les recoins les plus troubles. Elle jette un voile de pudeur sur ce qu’il convient de cacher, dérobe les pires secrets.
Le degré de réalité des histoires racontées ici demeure toujours des plus aléatoires. La fiction des plus limbiques s’égare en ses possibles, n’accroche à rien, d’un rien, pfuit, retourne à son néant, légère. Non, pas légère : moussue. Habile à se propager, à s’insinuer mais sans jamais rien dévoiler, la narration recouvre tout le réel, en aplanit les aspérités. Avec une étonnante prolixité, une époustouflante habileté, un roman familial s’invente là, distribuant les cartes du père, de la mère, du frère et de la sœur, sans vouloir trop voir ce qui se cache derrière la fiction. La pure virtualité des situations familiales, leur artificialité manifeste, joueuse, aurait pu conduire le lecteur à une certaine jubilation, un agréable vertige. Mais la mousse est envahissante, la narration incessante n’en finit pas de se développer, de tout recouvrir, à si clairement se fasciner d’elle-même et de sa facilité à se développer que l’espace progressivement se referme, que le roman se clôt sur lui-même, bouche toutes ses issues, colmate si évidemment ses brèches qu’on n’en peut rien sortir, qu’on n’y est plus que face à du rien. Un rien moussu.
Certes, la disparition prématurée de Jim, « Monpère », laissant « la loi fasse à son défaut », ayant échoué dans sa mission subversive, apparaît bien comme la cause de cette « maladie narrative » dont sera frappée Flore, réincarnation de « Mamère », et comme par voie de conséquence le narrateur lui-même : « Et parce que la mission finalement assignée »être un père« est impossible, d’autres figures surgirent derrière la naturelle, pour le faire valoir faire accroire, pour assumer sa part de nuit ».
De cette impossible incarnation du père découle une incertitude ontologique, s’écoule tout le réel, se dérobe le monde devenu pure fluidité, seul mouvement de l’intelligence en lieu et place de la chair, virtuosité de la langue devenue matière fluide, vaine, pâteuse, sans que rien là ne tranche, nulle histoire révélatrice, nulle phrase éclairante. En cette absence du père, les orphelins s’essayent à la singularité d’un parler pidgin, confortés en cela par l’origine étrangère de la mère qu’il leur faut imaginer « parlant une autre langue que maternelle ». Sur le défaut du sens, en lieu et place du secret, la langue elle aussi atteint à une nature moussue, se fait bavarde, en dépit de ses prouesses, condamnée au fond à la platitude, affreusement monotone finalement.
Le narrateur enfant fait également des prodiges en cinéaste amateur, explore les nombreuses potentialités de l’image, avec une réussite éclatante qui confine à l’échec : « J’essayai d’accompagner avec la caméra un mouvement, de suivre une route, une berge : mon sujet fuit en m’entraînant, le monde derrière lui coulissa sans offrir de prise, comme une eau ».
Ce roman est à la mesure de cet échec. C’est un roman pour la mousse seule et son incessante croissance horizontale. Un roman triste. Un roman impossible, et long, car longue et triste est la route de celui qui toujours cherche à se fuir.
Le Cinéma des familles
Pierre Alferi
P.O.L
458 pages, 130 FF
Domaine français Tristesse de la mousse
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Xavier Person
Roman familial virtuel, Le Cinéma des familles de Pierre Alferi s’égare, se disperse en pure perte. Et ne laisse guère de place au lecteur.
Un livre
Tristesse de la mousse
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.