Arrêté en décembre 1943 par la milice fasciste, Primo Levi arrive à Auschwitz en 1944. En 1947, il apporte à l’éditeur Einaudi le manuscrit de Si c’est un homme un des livres les plus importants sur l’univers concentrationnaire. Le grand éditeur le refuse et ce sont finalement les éditions De Silva qui sortent le livre, et en vendent 1400 exemplaires. Il faudra attendre onze ans, avant que, l’histoire des camps devenue moins tabou, le livre soit réédité, cette fois chez Einaudi : deux mille exemplaires sont imprimés. Ceci explique que les interviews du chimiste-écrivain, qui se définissait lui-même comme un centaure, n’apparaissent dans la presse qu’à partir de 1961. Les entretiens, les conférences, les adaptations radiophoniques de ses livres, « cette manière d’atteindre un public par une voie directe (…) a été extrêmement stimulante » au point de considérer les heures passées à travailler « en équipe » comme « les heures parmi les plus heureuses de ma carrière ». Pour Levi, en effet, écrire ou parler revenaient à communiquer, à se faire le plus clair possible, dans un souci humaniste renforcé par son rationalisme de chimiste. Ce livre d’entretiens insiste sur cette nécessité de raconter. Et pas seulement les camps. Car Levi ne se veut pas l’écrivain d’Auschwitz (et d’abord il se veut chimiste). Son rêve, qu’il répète ici, était d’écrire un livre qui fasse entendre l’aventure que constitue le travail des scientifiques et des techniciens. Une manière, aussi, de ne pas se laisser cloisonner dans le seul rôle de témoin. Mais Auschwitz revient souvent dans les conversations et plus d’une fois, Primo Levi insiste sur une vérité qui n’en finit pas de glacer le sang : « Nous, les rescapés, nous sommes tous, par définition, des exceptions : en réalité, dans les camps, on mourrait. Ceux qui ne sont pas morts (…) n’ont rien de générique, ils sont même totalement spécifiques. »
Il n’y a pas beaucoup de longs entretiens dans ce recueil : le journalisme exige la rapidité, peu de place et une forte schématisation des questions et des réponses. On n’y trouvera pas les entretiens avec Ferdinando Camon publiés chez Gallimard en 1991, pas plus que ceux avec Philip Roth (ajoutés à Si c’est un homme Robert Laffont, 1996). Mais il est certain que cet exercice dans lequel entre une part de pédagogie convenait parfaitement à un homme qui ne cesse d’appeler à lui la raison. On est toujours un peu surpris des propos sur la littérature tenus par Primo Levi : il y voit un « service public ». Ses poèmes par exemple, peu nombreux, lui sont venus après sa libération du camp et lors de la crise du Liban en 1983 ; mais l’écrivain ne veut pas explorer le pourquoi de cette nécessité. De même se méfie-t-il des psychanalystes et craint-il Kafka, dont il a pourtant traduit (et depuis l’allemand !) Le Procès : « Je le crains, comme une grande machine qui vous tombe dessus. » Peut-être aussi parce qu’il reconnaît chez le Pragois ses propres angoisses, ses propres pulsions : « Kafka était juif, je suis juif, Le Procès commence par une arrestation non prévue et injustifiée, ma carrière commence par une arrestation non prévue et injustifiée ».
Il faudra attendre une de ses toutes dernières interviews pour que se fissure le masque rationaliste : « Je traverse de longues périodes de déséquilibre dues, peut-être à mon expérience du camp de concentration » avoue Levi en 1987. Quelques jours plus tard, le 11 avril, il se donne la mort.
Conversations et entretiens
Primo Levi
Traduits de l’italien et de l’anglais
par Thierry Laget, de l’allemand
par Dominique Autrand
10/18
311 pages, 50 FF
Domaine étranger Le centaure humaniste
mars 2000 | Le Matricule des Anges n°30
| par
Thierry Guichard
Témoigner, parler, raconter : les entretiens accordés par Primo Levi mettent en relief la nécessité de la parole pour préserver l’avenir de l’humanité.
Un livre
Le centaure humaniste
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°30
, mars 2000.