On aura lu des premiers romans plus insignifiants qu’Histoire de la poupée d’Émile Brami. Celui-ci est dense, bien écrit, il ne manque pas de pages brillantes, il est original. De plus, il jette un trouble qui mérite une attention particulière. Au sens étymologique du terme, ce premier roman est problématique.
Le récit s’ouvre sur une comptine inventée par Marie, une jeune juive polonaise issue de la bourgeoisie cachée puis dénoncée avec son père par un paysan polonais. « Un. Maria a peur. Deux. Maria a faim. Trois. Elle tremble. Quatre. Voici les hommes. Cinq. Et leurs désirs. Six. C’est mal. Sept. Elle est si seule. Huit. Où est son père. Neuf. Mourir. Un. Maria a peur. » Une telle chanson dans la bouche d’une enfant en dit assez long. Émile Brami n’est pas un auteur démonstratif ou naturaliste. Face au sujet hautement douloureux qu’il a choisi d’aborder, il a opté pour la pudeur et la simplicité. Ses mots se placent en retrait, parlant sans ambages ni faux-fuyants. La délicatesse n’est pas le moindre de ses mérites. Il dévoile le peu qu’il sait ou qu’il peut dire sans tomber dans l’outrance, l’irrévérence ou le racolage de mauvais aloi.
La Shoah est l’obsession du narrateur de l’Histoire…. Ce juif d’origine tunisienne s’impose avec de prévenants « Je suis le narrateur ». Comme un passager clandestin, il s’introduit dans le livre et entrecoupe les chapitres consacrés à la petite. Il a à peu près l’âge de l’auteur, une expérience peut-être similaire. Surtout, il a des choses à dire sur un sujet qu’il connaît bien. Il a potassé les ouvrages consacrés à l’organisation de l’extermination, stocké les vidéos des procès des criminels de guerre nazis, interrogé les images et les textes, une masse de document qui pourraient l’étouffer. Le besoin de comprendre, mais aussi le souvenir de son père rentré des camps dans un état proche de la mort si peu vivant qu’on n’entend presque aucun mot de lui, figure pathétique incapable de raconter ce que fut son horreur- lui met le crayon dans la main. L’Histoire de la poupée devient une autobiographie du malaise déclenchée par sa rencontre avec Marie sauvée du camp, toujours muette.
Perpétuer le souvenir des faits et des êtres sans galvauder la portée d’événements terribles est l’enjeu de l’Histoire de la poupée. Comment exprimer après le Système périodique de Primo Levi l’expérience historique d’un mal absolu ? Si Émile Brami n’omet pas de raconter les souffrances que son narrateur fit endurer à une petite pauvresse juive qui devint son souffre-douleur, il ne pause pas la question de la culpabilité ni ne joue pas sur la corde de la sensibilité. Libraire d’anciens à Paris, spécialisé dans le négoce des œuvres de Céline et de son innombrable exégèse, il supporte le dilemme car il connaît la charge des mots. Sa réflexion sur l’usage littéraire de la Shoah en est nourrie. Son paradigme est net : il faut écrire après les survivants et les témoins mais oser le faire, c’est courir le risque de piétiner les morts et d’effacer un tabou. Son trouble, É. Brami le compare à celui du dessinateur Art Spiegelman qui a connu un grand succès avec Maus, une bande dessinée consacrée aux camps de la mort. « There is no business like Shoah business » avait conclu Spiegelmann avec un faux cynisme ironique destiné à soulager sa mauvaise conscience. Soumis aux douleurs passées, Émile Brami tente de découvrir ce que peut la littérature face à la folie et à la haine. Sa « pauvre tautologie d’une réalité effroyable » est un essai estimable, un premier roman très conséquent.
Histoire de la poupée
Émile Brami
Écriture
187 pages, 95 FF
Premiers romans En souvenir de Marie
septembre 2000 | Le Matricule des Anges n°32
| par
Éric Dussert
La Shoah est-elle un objet littéraire ? Émile Brami s’interroge sur les modalités de transmission du Mal. Que dire des camps ?.
Un livre
En souvenir de Marie
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°32
, septembre 2000.