Frédéric Cosmeur souhaite rester hors champ. Son éditeur ne possède d’ailleurs aucune photo de lui pour orner son catalogue. L’auteur s’inscrit dans la catégorie des écrivains pour qui le livre se doit d’être la seule apparition publique. Le fait mérite d’être relevé et respecté, tant la surmédiatisation parvient à paralyser le phénomène littéraire, liant indéfectiblement la parole de l’écrivain à son visage, à son corps projeté brusquement sur le devant de la scène. La seule présence de Jean, sur les tables des libraires, devrait permettre la percée d’une nouvelle voix, grave, singulière et parfaitement maîtrisée.
Mathieu et Sophie sont devant le crématorium, non pas réunis mais toujours à distance l’un de l’autre. Ils mettront du temps à s’apercevoir. Pour des raisons différentes, lui a été l’ami, elle l’amour, ils sont venus accompagner la dépouille de Jean qui a mis un terme à ses jours. Deux rapports humains différents, divergents, pour tenter de réactiver le souvenir d’un seul être. L’absence de cérémonie propre à la crémation rythme le texte. Elle souligne la voix de l’auteur, l’avancée d’une prose qui touche par sa précision et sa nudité : « Il fallut rentrer dans le crématorium. Sans conditionnement préalable mais avec cette dose de pudeur commune aux inadaptés civilisés de l’émoi, beaucoup plus crispé, donc, sur l’attitude à prendre, Mathieu ne vit toujours pas Sophie bien que celle-ci ne pût plus se dérober aux regards éventuels de l’ami. »
Dans Jean, le lecteur est amené à faire connaissance avec le mort, ce corps sur le point de disparaître dans les flammes, dont la matérialité ne tient plus. L’évocation de cet homme s’inscrira donc dans le sursis, l’urgence. Mathieu et Sophie, d’abord chacun de leur côté, puis face à face, tentent de faire parler l’absent. Qui était-il ? Un poète, auteur entre autres du Postulat de l’indicible.
Frédéric Cosmeur réussit un tour de force rare, celui d’évoluer dans une réalité contemporaine, en proposant d’en livrer une vision parfaitement décalée. Par fines touches, en dehors du cadre, il crée un univers fondamental, sans jamais avoir recours au quotidien. Et pourtant, Jean reste inscrit dans des débats présents, celui de l’expression poétique par exemple : « je n’oublie pas le ciel Mathieu, mais j’ai le vertige, je suis sur la mauvaise voie. Il voulait tout simplement suivre la mode et se mettre à tuer la langue, comme tant d’autres dans ces années-là, avec grand tapage de glotte, -confondant coupure du cordon ombilical avec inflation de la trachée, la langue maternelle comme victime expiatoire d’une banale histoire de zizi. J’exagère, Jean, je lui disais, c’est moi le raté, mais continue avec ce qui te fait bander, laisse le reste à l’histoire des tendances et du prêt à beugler. »
Jean a disparu bien avant sa mort. Il s’était effacé pour entreprendre un long voyage en bateau vers le Yémen. Ses deux amis avaient perdu sa trace. L’allusion à Rimbaud est explicite ici. L’expérience de la poésie, si exigeante, aura entraîné la nécessité de couper les ponts. Mathieu découvre, par l’intermédiaire de Sophie, le journal rédigé par Jean pendant sa tentative de retrait. Quelques pages d’un texte intitulé Feliz nous sont alors offertes. Elles pourraient s’approcher du Henri Michaux, d’Un Barbare en Asie, la dérision en moins. « Cette fois, j’écris de l’enfer, non pas un enfer, sur place, mais en enfer du retour et, j’aimerais revivre en boucle jusqu’à ma mort cette année passée à me voir vivre de l’extérieur comme un étranger que l’on aime parce qu’il vient d’acquérir le statut de frère en conservant son acquis d’étranger. J’ai voulu mettre en pièces ma vieille défroque d’Européen introspectif mais voilà qu’au retour, puante et étriquée, je suis obligé de la porter, même et surtout de l’intérieur, une peau en creux dont le voyage révèle l’inutilité quand le retour l’impose comme une protection. »
Le récit de Cosmeur dégage une atmosphère floue. Il semble posséder des contours qui ne sont pas définitifs. Pour autant, le texte ne se dirige jamais vers le fantastique, mais la singularité de son climat lui donne une teinte assez unique. Certaines pages évoquent par exemple, de manière transparente, l’univers de Julien Gracq, dans l’importance qu’il attache au rêve : « son propre imaginaire onirique d’avant l’endormissement profond, avait favorisé ce fondu étrange et pourtant cohérent. » À l’inverse du climat ambiant, la construction du récit est serrée, très précise. Elle ne comporte aucune faille. Le texte est ramassé sur lui-même, concentré. Le contraste entre les deux éléments joue en faveur de la singularité de l’ensemble.
La fiction se révèle au final un véhicule commode pour le projet qui semble être celui de Frédéric Cosmeur. Car le recours au récit fictionnel lui permet de convoquer plusieurs genres littéraires. Du journal au poème -tous extraits volés à l’oeuvre de Jean venant compléter le corps principal du texte, l’intégralité du récit valide la parole de l’artiste et évoque sa difficulté à trouver l’équilibre. La vie de Jean apparaît comme la clé de voûte de cette recherche impossible mais nécessaire de l’apaisement. « Je crois que sa quête était vraiment sur l’horizon, non pas l’horizon de la fuite mais celui de la réunion des deux bleus, celui de la terre et celui de la mer, sur cet espace de revers d’infini, ce qui comble absolument toutes les mers et les terres intérieures du solitaire. »
Jean ne relate pas l’échec, mais plutôt cette nécessité pour l’écrivain, de creuser sans fin, de chercher, même si l’issue n’existe pas. La force de Frédéric Cosmeur, c’est qu’il est parvenu à rendre sur la page avec précision, l’intimité profonde qui justifie la parole de tout poète.
Premiers romans Le bleu du ciel
août 2001 | Le Matricule des Anges n°35
| par
Benoît Broyart
Premier récit publié de l’auteur, Jean marque la révélation d’une voix nocturne et inquiète, celle de Frédéric Cosmeur, écrivain invisible.
Un livre
Le bleu du ciel
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°35
, août 2001.