L’expérience à laquelle convie Jacques Dupin, toute en syncope et en puissance, fait de son auteur une voix essentielle de la poésie. Rencontre, en chair et en os, après la parution de Écart et la réédition de Les Mères et De singes et de mouches.
L’oeuvre de Jacques Dupin compte aujourd’hui plus d’une vingtaine de livres de poésie, sans y ajouter ses essais sur l’art et les peintres. Pourtant, le mot « oeuvre » va mal à cette écriture : elle ne cesse en effet de se remettre en question. La lire, c’est être face à ce qui, en nous, s’accepte le moins. À chaque lecture elle rappelle à vous un animal juste endormi, un singe par exemple, ou cette nuée de mouches qui au coin de l’oeil ne perdra pas le temps de vous troubler la vue…
Les livres de Jacques Dupin n’assagissent pas. Ils font plutôt tourner le vin en vinaigre, ou l’inverse. Sa poétique est celle de la déflagration et des renversements de tous les corps, du lieu géographique (Ardèche, Japon, Pyrénées) où tout s’effondre en ravines aux forces les plus abstraites de la psyché. De ce singe « au cul couleur lilas » au pavot rouge sang de la folie, du frère perdu dans sa tête à l’exécration du pouvoir (à commencer par celui des mots), la langue de Dupin propose une arme, un couteau net de braconnier, ce tison la distance ouvert dès les premiers livres : une intempestive manie de couturailler. Pour tout dire, Jacques Dupin rompt l’équilibre entre le signe et la voix : c’est par là qu’il vient en son livre « tempétueux et déchiqueté ».
La voix de l’auteur est irréversiblement marquée par cette exigence : toujours suspendue à un lointain silence, grave et profonde lorsqu’elle se donne, elle surgit parfois quand on ne l’attend pas. Elle ne se « soucie, selon ce qu’en dit justement le poète Claude Esteban, dirait-on, de pas autre chose que de brusquer celui qui l’écoute, de l’interloquer au moment même où il semble s’approcher de lui et, qui sait, le séduire ». Tête rasée de boxeur, arcade saillante et soulevée, massif, Jacques Dupin précise de suite que l’entretien n’est pas son fort, qu’il ne les lit ni ne les écoute jamais. À nous, donc, d’entendre sa voix rapportée…
Être déporté…
Né en 1927, à Privas (Ardèche), Jacques Dupin publie son premier livre en 1950 (Cendrier du voyage, Éd. G. L. M). Pour cette jeune génération, ces années-là sont un désert. Comme l’explique l’auteur dans Éclisse (Spectres familier), d’un côté la poésie de la résistance tient un peu le devant de la scène tout en « sonnant le creux », « de l’autre côté, le reflux des ultimes fleurs harassées du surréalisme, les reliefs d’un festin ancien, les brandons refroidis de la fête… » Ailleurs quelques figures fortes sortent du lot : « Char, retour du maquis, Artaud, retour de Rodez, Michaux émergeant du » lointains intérieurs « , Ponge engagé dans son » Parti pris « ». Cependant Cendrier du voyage, préfacé par Char, est remarqué : il ne relève pas « des confidences d’un simple mal...