Il est difficile de se faire une idée de l’oeuvre de Dezsö Tandori : aucun ensemble représentatif du formidable souffle de cet auteur n’a été publié en France. À l’exception, remarquable, du travail réalisé par Eva Almassy et Magali Montagné pour la revue La Treizième, en 1990 et 1998, et d’une longue présentation confiée au mensuel défunt L’Autre journal. C’est dommage, d’autant que Tandori bénéficie d’une cote formidable en Hongrie. Pour preuve, cette anecdote rapportée par les deux traductrices précitées : un jour de 1985, près de vingt mille exemplaires de son nouveau livre Des meurtres de plus en plus petits, s’écoulèrent en quelques heures. Avec la parution de Corneilles et autres volatiles, un choix de poèmes étendu sur plus de vingt ans, l’oubli est donc en partie comblé.
Né en 1938, Tandori aime le silence et le chant. Il partage sa vie avec la gent ailée, moineaux et autres mésanges qu’il a recueillis blessés, aveugles, battant de l’aile, là, au troisième étage d’un immeuble de la rive occidentale de Budapest. Étrange complicité que son oeuvre couve et couvre avec toute l’attention d’un ornithologue qui serait entré totalement dans le squelette et l’âme volatile de ces bêtes à plumes. L’amorce du superbe poème William Carlos Williams : le moineau, cerne précisément le sujet de Tandori : « Chaque poème vaut ce que l’on en fait. Mais l’ensemble de telles unités échappe au genre et n’est composition que dans la mesure où… Et n’importe qui peut ouvrir ses bras ; alors voici un arbre, un groupe d’oiseaux éparpillés dans l’air ; le ciel nuageux… chacun devient n’importe quoi, et le ciel reste là : exactement comme il est ; rien de plus à dire ».
Inversement proportionnel à la somme d’ouvrages que Tandori a pu commettre (poésie, proses, essais, théâtre, dessins, science-fiction -dont certains récits, par les extraits disponibles, recoupent de façon assez flagrantes l’univers des livres de Volodine, notamment Alto solo), ce premier et mince recueil est néanmoins une becquée tout à fait dense de son travail.
Si l’on peut néanmoins regretter qu’une section de prose n’ait pu s’ajouter à Corneilles et autres volatiles, pour que le lecteur ait une idée plus juste des différentes vitesses de l’écriture de Tandori, on retiendra de cet ensemble de poèmes la si paradoxale lenteur qui les habite. Leur fable animale (puisqu’aux oiseaux il faut ajouter un lièvre) prend le temps de bercer, de balancer, de-ci de-là, jusqu’à ce qu’un chuchotement d’histoires enfantines s’insinue doucement à nos oreilles. La force de Tandori est là : il sait faire entrer tout un matériau hétéroclite dans le poème, tisser tout cela en une narration qui semble naturelle là où, pourtant, elle ne cesse de sauter d’un sujet à l’autre, des oiseaux au pop-art, des chevaux au hublot d’un avion : « et cetera est le nec plus ultra des choses », écrit-il d’ailleurs.
On peut imaginer une parenté qui existerait entre Tandori et l’écrivain français Dominique Meens, dont l’entreprise est la rédaction d’une sorte d’encyclopédie ornithologique (Ornithologie du promeneur, Éd. Allia), à la différence près que Tandori ne joue pas autant sur les registres intertextuels et historique (des noms propres et des mondes ailés, etc.). Tandori fréquente le quotidien par l’expérience des moineaux. Une position qu’il n’a cessé d’occuper pour devenir poète, comme il l’écrit. La possible position, contradictoire et néanmoins vertigineuse, qu’il aura trouvée pour se balancer, comme tous ces oiseaux recueillis, entre nomadisme et sédentarité, immobilité et mouvement.
On connaît la phrase de Gilles Deleuze à ce sujet, nous n’avons pas besoin de bouger pour voyager. La seule chose qui persiste, et fait mouvement, relève, en effet de la concentration et de la régularité avec laquelle Tandori a jusque-là travaillé le matériau de sa langue. Traducteur boulimique d’une trentaine des plus grands écrivains de langues anglaise et allemande (citons Adorno, Beckett, Plath, Trakl, Kafka, Cummings, Bernhard, Rilke, etc. - ce qui représenterait 40 000 pages traduites !), Tandori murmure donc davantage qu’il ne monte la voix. L’impression se vérifie dans l’un des poèmes de Corneilles… : « J’ai écrit quelques poèmes, je veux/ en remercier ici les défunts : Sam, Spéro,/ Itchi, Toni, Pépite, Éli et les autres./ Debout je tente de rassembler des phrases/ pour leur demander (…)/ de renoncer/ à leur compagnie pour l’instant, mais ce n’est/ pas un feuilleton de guerre ni une fable ».
Remarqué dans sa jeunesse par le poète Janos Pilinsky, Dezsö Tandori a quelques passions, simples et miniatures : les parties d’échecs, les ours en peluche, les courses de chevaux, le football aux boutons que l’on joue accroupi sur le parquet (dont il serait passé maître). Seulement voilà, il y avait les oiseaux, le peuple des fidèles, par dizaines, entre cuisine et lit, bureau et salon, tous là à colloquer du sort réservé à leur hôte. Et toute la littérature que ce peuple migrateur, provisoirement installé, tenait à faire exister dans l’esprit flotté de Tandori, comme s’il s’était agi de lui passer un virus, de lui révéler sa tâche la plus profonde : traduire toutes leurs voix, tout ces « iiijjjjipppp iiijjjjipppp », de même que Klee peignait son drôle d’oiseau Lolop, Beuys tournait autour d’un chacal et d’un lièvre. Le poème Joseph Beuys : comment expliquer des poèmes est d’ailleurs un beau clin d’oeil, lent et narratif, au travail si paradoxal de l’artiste allemand. Tandori retient le « vivre-ensemble » de l’homme et de l’animal : vérité que Spéro, l’un de ses amis à plumes, confirme de quelques chants.
C’est l’histoire de l’infinie patience de la littérature, là à faire exister au milieu du papier ce qui semble inaudible et inouï, peut-être de la vie plus vraie que nature, que nous raconte finalement Dezsö Tandori. Ce grand respect-là : « Les voici, c’est bien eux, nous formions un tout, je suis avec eux ».
Corneilles et autres
volatiles
Dezsö Tandori
Traduit du hongrois par François
Dominique et Andràs Gyöngyösi
Éditions Virgile
Non paginé, 11 € (72,15 FF)
Poésie Le colloque ailé
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Emmanuel Laugier
Inconnu en France, l’écrivain hongrois Dezsö Tandori nous ouvre sa cage poétique. Une forme de murmure fraternel qui ressemble aux nuées tournoyantes des oiseaux migrateurs. Découverte.
Un livre
Le colloque ailé
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°38
, mars 2002.