L’ours a toujours suscité les plus contradictoires des sentiments. Bête féroce, il incarne la sauvagerie et suscite l’effroi. Omnivore, plantigrade, il ressemble à l’homme, dont il reflète la part animale. Le psychologue analytique Jung, opposé à Freud en avait fait le symbole d’une part de l’inconscient, celle qui ne peut jamais endiguer ses instincts. Sujet de mythes et de nombreux contes, la littérature contemporaine l’avait quelque peu délaissé. Une femme, Marian Engel (1933-1985), la première présidente de l’Union des écrivains canadiens -elle a publié trois autres romans et deux recueils de nouvelles pas encore traduits en français- l’extrait de sa tanière en 1976 et en fait l’objet d’une fable moderne non dépourvue de soucis féministes.
Lou, femme encore jeune, « mais qui s’enterrait comme une taupe dans son bureau, au milieu des cartes et des manuscrits » semble ne vivre que pour son métier d’archiviste. Une mission sur une île isolée du grand Nord canadien va balayer tout cela. Un contact direct avec la nature, puis un ours vont lui réapprendre le chemin de son corps et de ses désirs.
Le parcours initiatique jusqu’à l’ours sera à la fois intellectuel, ponctué de petits papiers qui s’échappent d’une manière fantastique des ouvrages qu’elle est chargée d’archiver et qui l’informent des rapports entre l’homme et l’ours depuis la nuit des temps, et sensuel (odeurs, caresses…). Lou n’avait eu jusqu’alors que des rapports sexuels hygiéniques avec les hommes. Elle faisait partie de cette génération de femmes qui dans les années soixante-dix avait préféré le célibat, la solitude à une vie conformiste basée sur la reproduction et la vie de famille sans toutefois y trouver de satisfaction.
L’ours est un magnifique objet fantasmatique à la fois masculin, mais aussi féminin, enfantin et très vieux (les indiens avaient coutume de le désigner comme le vieillard de la montagne). Mais un animal fût-il mythique ne se laisse point harceler sexuellement sous prétexte qu’il incarne le partenaire parfait, bestial, douillet et muet. Un coup de griffe peut être rédempteur, ramener au réel tout en permettant de trouver sa place dans le cosmos, à défaut d’en trouver une dans la société. « Elle se souvint du sentiment de culpabilité qui l’avait envahie, et aussi d’un rêve qu’elle avait fait dans lequel sa mère la forçait à écrire une lettre d’excuses aux Amérindiens pour s’être unie à un ours. »
D’une écriture simple, rouée, intimiste où modernité et tradition sont mises en parallèle, s’affrontent, se juxtaposent, Marian Engel dénonce avec beaucoup de finesse et d’humour l’enfermement d’une femme dans le monde des livres et des idées. « Elle ressemblait, lui sembla-t-il, à un romancier français qui, ayant mis de côté intrigue et personnages, se voit contraint d’édifier une structure abstraite à laquelle sa formation classique ne l’a pas préparé. »
Ours renoue avec cet art de la fable, cette capacité d’inventer des choses incroyables, permettant un questionnement sur les moeurs, sans être moralisant. Du grand art.
Ours
Marian Engel
Traduit de l’anglais
par Marie-José Thériault
10/18
209 pages, 6,40 € (41,98 FF)
Domaine étranger L’ours bien léché
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Dominique Aussenac
Dans un roman lucide, tendre et cruel, la Canadienne Marian Engel tente d’accoupler son héroïne à un mythe. Un très intéressant questionnement sur l’identité sexuelle.
Un livre
L’ours bien léché
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°38
, mars 2002.