Créées en septembre 2001, les éditions Passage du nord/ouest viennent d’entamer leur vie éditoriale par un coup d’éclat : la publication de Ce que dit Molero, roman du Portugais Dinis Machado. Initialement paru chez un petit éditeur, à Lisbonne, en 1977, ce roman a connu dans son pays un succès inattendu, qui ne s’est jamais démenti, pour atteindre quatorze éditions et cent mille exemplaires vendus. Traduit dans diverses langues, de l’espagnol à l’allemand en passant par le roumain et le bulgare, il était jusqu’ici inédit en français : manque surprenant qu’une simple lecture ne fait que rendre plus incompréhensible encore.
Né en 1930 dans le Bairro Alto de Lisbonne où il vécut trente-trois ans, Dinis Machado est le fils d’un arbitre de football ; piqué jeune par la fièvre de l’écriture, il est un écrivain polymorphe qui ne s’embarrasse pas des genres : de la bande dessinée à la critique de cinéma, du théâtre au roman policier -sous le pseudonyme de Dennis Mc Shade-, tout en revenant toujours au journalisme sportif où il chronique notamment le football et le cyclisme, Machado écrit, naturellement.
Quand arrive la révolution des OEillets, le 25 avril 1974, il est attelé à l’écriture d’un texte atypique qui deviendra Molero. Commencé quelques mois avant les événements, ce texte en devenir l’inquiète : les quarante à cinquante pages écrites, qui devaient déjà posséder cette liberté de ton fascinante, lui font présager une publication difficile qui ne devra sa résolution qu’à la grâce des événements historiques du mois d’avril. Mais quel est donc le mystère de Molero ?
Deux hommes, Mister DeLuxe et Austin tiennent le devant de la scène du roman. Nous les trouvons aux prises avec un rapport qu’ils ont commandé à une tierce personne, Molero, sur un quidam dont la vie se doit, visiblement, d’être surveillée. De Mister Deluxe et Austin, on ne saura rien d’autre que ce duo qu’ils campent : un binôme qui évoque un composé d’autres couples littéraires comme Sherlock Holmes et Dr Watson, Bouvard et Pécuchet… De Molero, nous ne saurons pas plus, si ce n’est qu’il semble avoir pris un malin plaisir à brouiller les pistes, faire de son rapport une suite de parenthèses des plus fuyantes voire imaginaires, stratagème, qui, du coup, rend bien virtuelles et sujettes au doute les existences possibles du quatrième larron.
« Le royaume de l’art, dit Mister DeLuxe, m’a toujours semblé quelque peu inhospitalier, je veux dire tout a un air de course de vitesse dans des sables mouvants. » Le royaume de l’art ou le rapport de Molero. « Molero parle d’une autre partie de la vérité qui nous échappe, dit Austin en calant le rapport sur ses genoux, il parle de la vie qui se cache au fond de chaque être, du fluide qu’on perd et retrouve continuellement dans cette vie, de cet univers intime de sensations subtiles que nous poursuivons et qui nous poursuivent ». Enchaînant les citations du rapport, enfilant les perles pour commenter ce qui leur échappe, notre duo glisse « vertigineusement (…) dans de grandes spéculations critiques » si proches des pentes « savonneuses du subconscient », où le ridicule le dispute au mystère. Au « qui est qui » succède les « qui surveille qui » et « qui se joue de qui ».
Irrésumable, le texte résonne des lectures de Machado qui dévora les grands classiques (comme Don Quichotte) et la littérature populaire publiée en petits volumes (la littérature de « cordel »), les maîtres du policier américain (Hammett, Chandler) ou la bande dessinée. Rocambolesque, énigmatique, chargé d’une galerie de personnages quichottesques, Ce que dit Molero, par son génie verbal, souvent oral, paie sa dette aussi aux rues du Bairro Alto : à ces personnages, à son langage, à sa faconde. Il est assurément une manière d’exposer avec jubilation et humour la puissance du langage : ce qu’il ouvre d’imaginaire, ce à quoi il réduit le plus policé et policier qui sommeille en nous-même. Tout l’art d’un romancier qui passe de relents orwelliens à « l’émotion de voler des nids ou bien l’odeur de caoutchouc des bottes de pêche de mon grand-père ». Abracadabrantesque !
Ce que dit Molero
Dinis Machado
Traduit du portugais par Ingrid Pelletier (et Carlos Batista)
Passage du nord/ouest, 192 pages, 14 euros
Domaine étranger Molero prétend
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Pierre Hild
Un homme sous surveillance, un rapporteur d’imaginaire, des Bouvard et Pécuchet d’une police d’opérette forment le quatuor étrange de l’éblouissant roman de Dinis Machado.
Un livre
Molero prétend
Par
Pierre Hild
Le Matricule des Anges n°39
, juin 2002.